29 janvier 2010
In Revue Psychologues & Psychologies, octobre 2010.
Le harcèlement en entreprise est un sujet délicat à traiter. D’ailleurs, les Directions des Sociétés et, plus généralement, l’ensemble des acteurs sociaux concernés, semblent démunis lorsque des accusations de harcèlement émergent. Le plus souvent, c’est la panique, donnant lieu à de l’inertie ou, au contraire, à de la surenchère.
Que faire ? Comment intervenir ? Ces accusations sont-elles fondées ? Quelles sont les responsabilités des uns et des autres ? Autant de questions qui affleurent lorsque le mot harcèlement est prononcé.
Les faits de harcèlement revêtent systématiquement deux volets : un volet psychologique et un volet juridique. Les deux volets ne concordent pas systématiquement et le consultant auditeur doit les maîtriser parfaitement avant de se lancer dans une aventure qui implique tout autant ses propres responsabilités (notamment pénales) dans ce qu’il dira et écrira.
Harcèlement et souffrance au travail : Quel rapport ? Quelle différence ?
Le harcèlement ne doit en aucun cas être confondu avec la souffrance au travail. Il est vrai que tout harcèlement en tant que processus d’agressions réitérées (morales et/ou sexuelles, et/ou physiques), engendre de la souffrance au travail, tout comme la souffrance au travail peut engendrer des attitudes de harcèlement. De plus, à l’instar des risques psychosociaux (terme qui regroupe les risques relatifs à la souffrance au travail), le harcèlement peut être descendant (par la hiérarchie), ascendant (par les subordonnés), mais aussi horizontal (entre collègues). Il n’est donc pas exclusivement le fait de la hiérarchie sur des individus ou des collectifs (syndicats), et une hiérarchie peut parfois elle-même se retrouver harcelée.
Le harcèlement est un comportement nuisible et répréhensible. Son existence dans une entreprise provient toujours de problématiques organisationnelles, d’un dysfonctionnement organisationnel laissant place à des attitudes telles que violences et pressions réitérées.
Le harcèlement relève des risques psychosociaux mais il convient de ne pas confondre les nouvelles organisations du travail dues aux pressions économiques avec la nature même du harcèlement. Les premières consistent en des restructurations du temps de travail, une pression accrue sur les résultats, sans que puisse être identifié un responsable de ce phénomène. Tout le monde en pâtit à un niveau relationnel et humain. Elles occasionnent de terribles souffrances au travail, peuvent emprunter certaines « techniques » utilisées dans le harcèlement moral, mais ne doivent pas être confondues avec du harcèlement.
En effet, le harcèlement moral au travail suppose la présence d’une personne (ou d’un groupe) « harceleuse », d’une personne (ou d’un groupe) « harcelée », ainsi que de témoins, qu’ils soient passifs, complices du harceleur, ou adjuvants du harcelé.
Ainsi prendra-t-on grand soin de ne pas confondre maltraitance institutionnelle et harcèlement. La maltraitance institutionnelle peut être involontaire (parfois même a-t-on la sensation de « bien faire »), sans rien perdre de sa violence. Dans ce cas, il n’y a pas nécessairement un auteur qui tire jouissance et bénéfice psychique de la situation, mais une organisation qui dysfonctionne, dont le système est déréglé, et qui devient « folle ». L’individu est alors pris au piège, condamné dans des impasses et des conflits de loyauté (ex. : donner un objectif sans les moyens de le réaliser) ; il est victime d’un système auquel il peut avoir d’ailleurs participé, parfois malgré lui.
A contrario, dans le harcèlement, la relation est asymétrique, fondée sur l’abus de pouvoir, le rapport de forces, l’intention de nuire à la dignité et de soumettre autrui par la contrainte. Parfois même, des systèmes maltraitants seront des terreaux fertiles à l’émergence de harcèlement, et à l’impunité de conduites harceleuses. Ces systèmes sont en soi maltraitants mais non harceleurs, bien qu’ils favorisent l’éclosion du harcèlement. Manifestement, lorsque la pression et le stress sont accrus, l’on assiste à une montée en puissance du harcèlement, car chacun devient plus agressif, plus angoissé et plus fragile. En somme, il est avéré que certaines organisations du travail favorisent l’instauration de ce processus, mais elles ne peuvent en être responsables : ce sont les individus, leur complicité notamment – active ou passive – à l’instrumentalisation d’autrui, qui encouragent l’explosion de ce phénomène.
Y a-t-il des milieux à risque et des situations à risque ?
Certaines entreprises, ou certains secteurs de l’entreprise, sont soumis à des pressions économiques très fortes. Ce sont ceux où l’on prône une logique de résultats, au prix de la santé du salarié, ce qui au final est contre-productif, quel que soit le prix humain à payer. Ici, il pourra s’agir plus généralement d’un management sauvage et de souffrances générales liées à l’organisation du travail, avec du harcèlement en bonne place. Les lieux à forte culture du secret, de la hiérarchie, et de l’humiliation sont aussi particulièrement concernés par le harcèlement moral. Toutefois, il peut aussi s’agir de milieux où, au contraire justement, le résultat n’a aucune importance, comme souvent dans la fonction publique, où la « sécurité de l’emploi » autorise parfois un fort sentiment d’impunité.
Certaines phases de croissance de l’entreprise sont particulièrement critiques, quand elles concernent des périodes de grand changement, de crise, de déstabilisation. Ainsi, alors que le mouvement est une constante chez l’être humain, le changement ne l’est pas. Tout changement au sein d’une entreprise peut être vécu sur un mode très insécure pour les salariés, surtout si ce changement n’est pas accompagné de pédagogie (les raisons du changement, son bien-fondé etc.). Toute situation de changement mal gérée est une situation à risque pour voir émerger ou resurgir du harcèlement. De fait, une situation de changement provoque souvent un sentiment d’insécurité auprès du personnel. Elle nécessite, pour s’y adapter, des ressources mobilisant le stress et engendrant parfois de l’angoisse. C’est sur ce terrain fragilisé que du harcèlement peut se développer. En revanche, lorsqu’un changement est bien conduit en entreprise (c’est le propre de la conduite du changement), alors le risque, et qui n’en est pas un, est bien plutôt d’éclairer sur des pratiques existantes, et de pouvoir les résoudre.
Parmi les changements souvent tributaires d’une mauvaise gestion du personnel, nous pouvons citer : les fusions/restructurations, les réorganisations de services, la mise en œuvre d’un nouveau programme de changement, les délocalisations, les mobilités abruptes de managers. La mauvaise conduite du changement provient essentiellement d’une absence de pédagogie auprès du personnel (par exemple, une absence d’explication sur les raisons et le bien-fondé de ce changement) mais aussi d’une absence de visibilité sur l’avenir, et/ou d’une absence de communication auprès du personnel. La plupart du temps, faute de conduite du changement, les salariés sont mis devant le fait accompli d’un changement dont ils ne comprennent pas la nécessité. Cette mauvaise maîtrise des représentations humaines occasionne un sentiment d’insécurité, des incertitudes sur l’avenir, et augmente la probabilité d’émergence de harcèlement. Il est impératif également de préciser que ce n’est pas le changement qui est auteur de troubles, mais le changement mal conduit. En revanche, une résistance au changement, lors d’un changement mal conduit, mal expliqué et non souhaité par le personnel, peut être à l’origine de harcèlement. C’est ainsi qu’on peut « vouloir la peau » du nouveau directeur d’établissement qui est venu annoncer le changement, sur la seule représentation anxieuse de ce que serait ce changement.
Quels sont les indicateurs préoccupants ?
Certains indicateurs en Ressources Humaines peuvent laisser supposer l’existence potentielle de harcèlement, lorsqu’ils sont cumulés. Ainsi en est-il de l’absentéisme, du turn over, et de la multiplication d’accidents du travail. Il existe pour l’entreprise des indicateurs organisationnels, que les Ressources Humaines, le Management et les Directions ne pensent pas systématiquement à mettre en place, ou ne priorisent pas suffisamment : turn over, absences, arrêts maladie, baisse de productivité, conflits persistants… Ces indicateurs doivent s’ajouter aux symptômes physiques et psychiques manifestés par les salariés, et il est important que les Ressources Humaines dialoguent avec la médecine du travail pour étudier les bilans annuels.
Tous les symptômes (signes observables qui ont du sens) psychosociaux manifestent l’impact psychologique de la relation des salariés à leur travail. Au sein de l’organisation, ils sont à apprécier comme un phénomène collectif qui vient perturber le bon fonctionnement du travail. Ils indiquent en eux-mêmes un dérèglement de l’organisation, qui devient pathogène (engendrant les propres maux dont elle souffre) et qui nécessite d’être aidée pour se repositionner dans un fonctionnement harmonieux.
Les indicateurs psychosociaux indiquant l’existence possible d’un harcèlement peuvent être les suivants : mauvais climat d’équipe, crainte, méfiance, suspicion, recrudescence de plaintes diverses… Il est ainsi essentiel que l’entreprise puisse se doter d’outils permettant de connaître les représentations du personnel. Les outils à créer sont notamment l’existence d’espaces de régulation, c’est-à-dire de libre expression, de pensée, de réflexion collective, où le personnel peut s’exprimer. Á cet égard, les instances représentatives du personnel comme le CE et le CHSCT ont toute leur place et doivent fonctionner de façon dynamique, non muselée.
Harcèlement et organisation pathogène ?
Le harcèlement en entreprise ne peut fleurir que sur une organisation pathogène, à savoir une organisation malade en ce qui concerne ses relations humaines effectives, mais aussi une organisation qui engendre ses propres maladies (ex. : manque de respect dans les relations quotidiennes, isolement et perte du lien social entre les salariés etc.). Des pans entiers de l’organisation en sont affectés, notamment les ressources humaines, qui ne fonctionnent plus vraiment pour la protection des salariés, mais se transforment en contrôleurs et censeurs (identifier les personnes non productives, convoquer arbitrairement des salariés pour avoir des informations sur d’autres…). Dans certaines entreprises, elles sont alors rebaptisées par les salariés « ressources inhumaines ».
L’organisation pathogène manque souvent de repères spatiaux (attribution d’un espace propre à chaque salarié pour l’effectuation de son travail), temporels (travail dans l’urgence…), historiques (perte de mémoire collective sur l’histoire de l’organisation, recréation d’une autre histoire, falsifiée, impossibilité à dater les événements…).
La présence de harcèlement dans une organisation est un indicateur grave des troubles psychosociaux. D’ailleurs, les cas de suicides en chaîne dans les entreprises sont très fréquemment reliés à l’existence de harcèlement. Il est extrêmement réducteur, quoique très rassurant, de concevoir le harcèlement comme le problème personnel qui oppose deux individus, et qui n’a rien à voir avec l’organisation. Lorsqu’en effet une organisation laisse supposer une permissivité relationnelle telle que certains s’arrogent le droit de harceler, il s’agit déjà d’une organisation pathogène, qui encourage, parfois à son insu, certaines pratiques relationnelles contre-productives (humiliations, pseudo-humour, stratégies d’isolement…). Bien plus, certaines organisations souhaitent avant tout « étouffer le scandale », et désignent alors implicitement ou explicitement le harcelé comme personne à « éliminer » de l’organisation. Les harcèlements sont ainsi « cautionnés » pour tout ou partie par l’entreprise, et même, dans certains cas, encouragés. Car l’une des façons d’exprimer cette angoisse individuelle, groupale, organisationnelle et sociétale se traduit dans le harcèlement.
L’angoisse organisationnelle crée des stratégies défensives, dont le harcèlement fait partie. Les logiques de harcèlement permettent d’obtenir l’aliénation groupale, et de contrer l’angoisse de mort de l’entreprise (je contrôle, donc je vis, et je contrôle pour ne pas perdre).
Dans certaines organisations, par exemple (mais pas seulement) sur des secteurs notamment très concurrentiels et activateurs d’angoisse massive, le harcèlement est insufflé par la Direction elle-même, soit que la Direction veuille contrôler pour éviter que les salariés ne se rendent compte de certaines malversations (ex. : détournement de fonds), soit que la Direction veuille éviter que la concurrence ne récupère ses salariés (et ce faisant met malgré elle tout en œuvre pour qu’ils partent !), soit que la Direction se laisse dicter cette logique par les exigences de l’actionnariat à court terme (dont dépend aussi la survie de l’entreprise). Ces facteurs (et d’autres, bien sûr, la liste n’étant pas exhaustive), peuvent se cumuler entre eux. Dès lors, la Direction et le Top Management peuvent aller jusqu’à inciter des pratiques harceleuses, et encourager la promotion active de sujets qui présentent des processus pervers.
Quoi qu’il en soit, une organisation laissant place aux harcèlements, qu’elle les incite, les tolère, ou ne les sanctionne pas, se retrouve prise dans un système dont elle n’a plus la maîtrise. Il s’agit d’un système où le cadre n’est plus efficient, puisque « tout est permis », et où les manifestations de cet « anarchie relationnelle » peuvent avoir des implications graves non seulement pour les salariés, mais pour l’organisation elle-même, qui se retrouve prise à son propre piège. La capacité d’entreprendre est en effet inversement proportionnelle à des logiques autoritaires ou laxistes. Elle suppose un cadre, des autorités, des garants, et une cohérence du projet sur la durée, des projets entre eux, qu’ils soient des projets ponctuels ou des projets organisationnels plus vastes.
L’audit : quelques jalons
Quoi qu’il en soit, dans ce type de situation, la Direction doit avant tout conserver une attitude de prudence, sans déroger aux responsabilités qui sont les siennes. Elle aura tout intérêt à se poser en arbitre, et à entendre les parties concernées, voire à organiser une confrontation et, selon la matérialité des faits allégués, à saisir le médecin du travail, le CHSCT, ou même l’inspecteur du travail. Mais surtout, en cas de suspicion, il peut être absolument nécessaire pour l’employeur de recourir à un audit avec un cabinet extérieur. L’audit en matière de harcèlement est important, en ce qu’il permet d’identifier ces indicateurs et l’origine de cette souffrance au travail, et de proposer qu’ils soient augmentés et/ou améliorés. Ainsi, un symptôme de plainte de harcèlement peut cacher d’autres problèmes en matière de souffrance au travail.
Auditer une situation de plainte en matière de harcèlement implique obligatoirement un positionnement déontologique clair. Tout d’abord, il ne s’agit en aucun cas pour l’auditeur de juger qu’il s’agit d’un harcèlement, qui est, encore une fois, une notion juridique. Seul un juge peut statuer de l’existence d’un harcèlement. Néanmoins, l’auditeur doit travailler à confirmer/infirmer un faisceau de présomption concernant l’existence de pressions morales et/ou sexuelles réitérées sur tout ou partie de l’entreprise.
Il faut bien avoir à l’esprit que le harcèlement n’est pas seulement le fait d’une hiérarchie et/ou d’une direction. Il peut être également le fait de collègues, de subordonnés ou, plus rarement, de syndicats. C’est ainsi que l’on peut rencontrer, au gré des missions, du harcèlement de direction sur syndicats (comprenant de la discrimination syndicale) ou, au contraire, des directions harcelées par les syndicats. Le harceleur n’a pas de casquette prédéfinie dans l’entreprise. Le point de convergence est néanmoins que le harceleur a un pouvoir excessif dans l’entreprise, qui peut être aussi l’expression d’un contre-pouvoir.
L’audit peut être institué à la demande d’une direction s’interrogeant sur des accusations de harcèlement, ou d’un comité de pilotage composé du CHSCT et de la direction. Dans des cas de déni de la direction et d’impossibilité de s’entendre, le CHSCT a pour devoir de mandater une expertise CHSCT pour risques graves sur la santé des salariés, afin de faire la lumière sur les plaintes de harcèlement. Dans ce dernier cas, le CHSCT choisira un cabinet détenant l’agrément du ministère du travail pour conduire des expertises CHSCT.
Il est évident, mais parfois important de le rappeler, que l’audit doit être mené par des consultants extérieurs et spécialisés sur la question du harcèlement. L’audit doit garantir de toute évidence la confidentialité des entretiens, et protéger toute personne désireuse de s’exprimer. Il donne lieu à un rapport de restitution finale dans lequel il est exclu que des noms de salariés figurent, ou des témoignages permettant de reconnaître les salariés. Par ailleurs, il est important d’avoir à l’esprit que, sur ces questions, l’audit fera figure de première « preuve », et qu’il pourra figurer dans un dossier juridique, notamment en cas d’enquête pénale. Chaque mot doit donc être pesé, et il ne saurait y avoir d’affirmation sans preuves solides, qu’il conviendra, le cas échéant, de produire au juge, si le juge demande à entendre les consultants ayant réalisé l’audit.
Faire la lumière sur une situation de harcèlement, qu’est-ce à dire ? Dans un premier temps, il s’agira d’entendre en entretien toute personne désireuse de s’exprimer sur les plaintes de harcèlement, d’analyser la symptomatologie des personnes, d’identifier d’éventuels mécanismes psychiques de contraintes, qu’ils soient interindividuels, groupaux, ou organisationnels. Pour ce faire, il faut être capable d’instaurer avec le salarié entendu un lien de confiance suffisamment fort pour qu’il puisse s’exprimer malgré la terreur ressentie, si la situation est harceleuse. D’autre part, il est indispensable d’avoir des connaissances cliniques et psychopathologiques pour identifier le harcèlement, par-delà les discours tenus (et qui peuvent parfois être des discours « prémâchés », imposés par une direction peu scrupuleuse), les symptômes et les processus psychologiques en jeu.
Mais ce n’est pas tout. Car si du harcèlement se produit vraiment dans une organisation, il est nécessaire d’analyser le contexte organisationnel et de procéder à des rapprochements avec le reste du climat social de l’entreprise. Pour cela, d’autres entretiens sont indispensables, avec des acteurs ressources de l’entreprise et des salariés pris « au hasard » dans l’organigramme. Mais une analyse documentaire et historique de l’organisation est également fondamentale (analyser les évolutions professionnelles, le bilan social, les enquêtes de la médecine du travail, le fonctionnement du dialogue social et des instances sociales etc.). Pourquoi du harcèlement s’est-il produit ? Pourquoi le harceleur a-t-il eu « le champ libre » pour harceler ? L’entreprise a-t-elle été fragilisée par des étapes fortes dans son développement (restructurations, évolutions, changement brutal et non/mal conduit etc.) ? L’entreprise a-t-elle une politique disciplinaire qui dissuade de ce genre de pratiques ? etc. Le rapport d’audit doit proposer des préconisations solides, sur-mesure, et réalisables par l’entreprise, afin de sortir de la situation de souffrance au travail, qu’elle soit occasionnée ou non par du harcèlement.
En outre, il est quasiment systématique que, lorsque des audits sur des harcèlements potentiels sont conduits, les consultants fassent l’objet de tentatives d’instrumentalisation et de manipulation de part et d’autre. C’est ainsi qu’il est primordial de bien définir la méthodologie de départ, de s’assurer qu’elle a été bien comprise, et de maintenir « le cap » dans la déontologie de l’intervention, quelles que soient les tentatives de pressions subies. De la même façon, les intervenants extérieurs permettent de « faire tiers », et d’aider le consultant dans son intervention, notamment s’agissant de la médecine du travail et de l’inspection du travail, qui ont souvent une idée éclairée de la situation traversée par l’entreprise.
L’audit est précieux pour les entreprises. S’il révèle que la situation est une situation de maltraitance organisationnelle et non de pressions morales intentionnelles réitérées, la Direction aura évité de sanctionner des innocents, et devra prendre des mesures pour optimiser le climat social. En revanche, l’audit peut confirmer les plaintes de harcèlement, et dans ce cas, la Direction a la latitude de se positionner. Car auparavant, encore faut-il le rappeler, la Direction n’a guère d’autre solution que de se poser en arbitre : aucune sanction disciplinaire et aucun licenciement ne sauraient se fonder sur une simple suspicion, et ce, quel qu’en soit le motif. Cette réponse est fondée sur une disposition majeure du droit du licenciement posée par l’article L 1333-1 du Code du Travail, qui précise qu’en matière de licenciement « si un doute subsiste, il profite au salarié ». C’est d’ailleurs sur ce fondement que bon nombre de décisions, parfois incomprises par les employeurs, débouchent sur leur condamnation.
Á l’issue de l’audit
L’issue de l’audit peut être plurielle. Si les plaintes se confirment et sont étayées, l’employeur doit sanctionner ou le plus souvent licencier la personne pour faute grave (sinon faute lourde, dans certains cas). Mais il reste à reconstruire le groupe qui aura subi le harcèlement (victimes directes et témoins). Car il est important de bien comprendre que ce n’est pas parce que le service est « libéré » d’un ou plusieurs harceleur(s) que le service est nécessairement « guéri » (cela peut toutefois arriver !). Dans tous les cas, il est important de ne pas isoler les problèmes psychologiques rencontrés des problématiques rencontrées par l’entreprise (par exemple, un contexte de restructurations). Cela permet aussi de trouver des solutions en traitant les origines des problèmes.
Tout service ayant subi ou été témoin de harcèlement a été lui aussi soumis à des effets traumatiques. Il est essentiel de ne pas faire comme s’il ne s’était rien passé, et de prendre le temps de faire le point. Qu’est-ce à dire ? Faire le point, cela signifie que le collectif se pose, retisse l’historique des événements, des implications des uns et des autres, mais aussi que chacun se remette en cause et tire des leçons du harcèlement passé. Cette reconstruction doit se faire avec un professionnel psychologue extérieur, sous la forme de groupes de parole, de supervisions d’équipe.
La première action à mettre en place consiste à proposer aux salariés un débriefing post-traumatique qui les aidera à mettre des mots, en collectif puis en individuel sur ce qui s’est passé, à gérer l’éventuelle culpabilité de ne pas avoir agi plutôt, à restaurer de la compréhension entre tous. Ce débriefing post-traumatique doit être régi par l’intervention d’un psychologue extérieur, régi au secret professionnel et pratiquant la neutralité bienveillante. Un débriefing est souvent l’affaire d’une à trois journées maximum.
Par ailleurs, il peut être pertinent de mettre en place une supervision d’équipe, surtout si le harcèlement a duré des années. La supervision d’équipe permet de faire un point régulier (par exemple une fois par mois) sur les conflits d’équipe, les rancœurs, les non-dits, et est l’occasion pour les personnes de prendre de la distance avec les enjeux affectifs au travail. Dans le cas d’une situation post-harcèlement, la supervision pourra rendre de nouveau possible le « travailler-ensemble ». La reconstruction du service peut également se compléter par un accompagnement managérial personnalisé. Car le management aussi doit pouvoir s’exprimer, soit sous la forme d’un accompagnement personnalité, soit au sein même de la supervision. De fait, la supervision doit impliquer tous les acteurs qui ont été concernés dans le service en question. Ces temps de parole sont très loin d’être inutiles. Ils permettent de redonner du sens, de remettre les choses à leur place, d’anticiper les conflits et tensions qui pourraient être en gestation.
En tout état de cause, les consultants auditeurs ne peuvent en aucun cas ensuite être ceux qui interviennent sur le débriefing ou la supervision d’équipe, de façon à conserver une neutralité déontologique qui bénéficiera avant tout à l’entreprise, et participera de son processus de « guérison ».
Enfin, une situation post-harcèlement doit être l’occasion d’une restauration du dialogue social ainsi que d’une maturation des instances : amélioration des outils RH et de la politique disciplinaire, formation aux risques psychosociaux et à la gestion d’équipe pour le management.
En somme, l’audit en matière de harcèlement n’est pas une mince affaire, et implique chez les consultants auditeurs a minima les qualités et les compétences suivantes : prudence, sens éthique développé, connaissances cliniques fortes sur la manipulation mentale, connaissances des rouages stratégiques et politiques officieux dans l’entreprise, maîtrise du fonctionnement des instances sociales et des acteurs sur la santé mentale (dans et autour de l’entreprise), connaissances juridiques et jurisprudentielles approfondies, compréhension fine des enjeux de pouvoir au sein de l’organisation ainsi que des différents niveaux d’analyse (individuel, groupal, organisationnel)…
Conseils de lecture
Bilheran, A. (2011), « La soumission psychologique au travail. Comment un harceleur parvient à soumettre tout un groupe d’adultes pourtant bien constitués, et ce qui s’ensuit », in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux.
Bilheran, A., Bouyssou, G. (2011), Les Risques Psychosociaux en entreprise, Paris, Armand Colin.
Bilheran, A., Bouyssou, G. (2010), Harcèlement en entreprise : comprendre, prévenir, agir, Paris, Armand Colin.
Bilheran, A. (2010), Le suicide en entreprise, Paris, Ed. du Palio/Sémiode Editions.
Bilheran, A. (2010), « Comprendre les risques psychosociaux par l’approche organisationnelle », in Combalbert, N. (coll.) La souffrance au travail, Paris, Armand Colin.
Bilheran, A. (2009), Harcèlement, Famille, Institution, Entreprise, Paris, Armand Colin.
Bilheran, A. (2009), L’autorité, Paris, Armand Colin.
Bilheran, A. (2009), « Les risques psychosociaux sont-ils en lien avec des problèmes d’autorité ? », in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux.
Bilheran, A. (2009), « Le management face aux vrais/faux harcèlements : comment décrypter pour réagir ? », in Revue des Centraliens.
Bilheran, A. (2009), « L’éthique des pratiques professionnelles en entreprise : être psychologue fait-il une différence ? Quelques réflexions sur l’intervention dans les risques psychosociaux », in Revue Psychologues et Psychologies du Syndicat National des Psychologues, nov. 2009.
Bilheran, A. (2009), « Du suicide : à qui la faute ? », in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, déc.
Bilheran, A. (2008), « Harcèlement, système et organisation », in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, août.
Bilheran, A. (2006), Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin, rééd. 2010.
Note
[1] In Revue Psychologues & Psychologies, octobre 2010.