2009
Bilheran A. «Le management face aux vrais/faux harcèlements: comment décrypter pour réagir?», in Revue des Centraliens, École Centrale de Paris.
«Le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur» (Bilheran, 2006, p. 7).
Une accusation de harcèlement, dans une entreprise, est devenue chose banale. Cette accusation peut recouvrir des agissements nocifs, mais peut aussi être utilisée à des fins instrumentales et dans une logique précisément harceleuse.
Réalité et circonstance du harcèlement
Harcèlement et Organisation
Le harcèlement dans l’organisation se développe dans un certain système, où prévalent les logiques de pouvoir (pas nécessairement hiérarchique), une culture accrue du résultat engendrant des pressions économiques et morales. En effet, la pression et le stress sont des facteurs de harcèlement, car chacun devient plus agressif, plus angoissé et plus fragile.
Toutefois, la culture du résultat n’est pas seule en question, car dans d’autres milieux, anciennement à l’abri de cette culture, comme la fonction publique, le harcèle- ment est parfois mis en œuvre pourvu que la culture soit celle de l’impunité. Car le harcèlement implique une conception de l’être humain, devenu un instrument, un outil de productivité, un numéro administratif et non plus une fin en soi. Dans les organisations où émerge du harcèlement, il existe souvent une logique de mort psychique, déjà bien analysée par des sociologues et psychologues contemporains (voir les études d’Eugène Enriquez sur le sujet). Les «lieux harceleurs» sont des lieux à forte culture du secret et de l’humiliation. Chaque harcèlement au travail suppose la présence d’une personne (ou d’un groupe) «harceleuse», d’une personne (ou d’un groupe) «harcelée», ainsi que de témoins, qu’ils soient passifs, complices du harceleur, ou adjuvants du harcelé.
Comment savoir que la souffrance que l’on endure est bien liée à un harcèlement ?
Avant d’accuser, il est impératif d’identifier un tant soit peu la situation et de s’informer auprès de professionnels, d’autant que le « harceleur » a une personnalité et des agissements intentionnels bien caractérisés.
Les symptômes majeurs d’un harcelé sont les suivants :
de la honte et de la culpabilité,
du stress, de la peur, de l’anxiété,
de la perte d’estime de soi, de l’auto- dépréciation et de la tristesse,
de la perte des repères, du doute, de la confusion psychique, de la remise en question permanente,
du repli sur soi et des idées suicidaires,
des troubles psychosomatiques (qui atteignent notamment l’enveloppe et l’autonomie physique).
(Pour les réactions et le processus, voir l’ouvrage : Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin, 2006).
Il s’agit d’une attaque de l’identité et l’intégrité de la personne. Mais, comme l’indique la définition du harcèlement, il ne s’agit pas d’un agissement ponctuel, mais d’une somme d’agissements sur la durée. Pour estimer une durée, on a l’habitude de compter au moins un mois, trois mois selon la jurisprudence. Outre le traumatisme psychique, une situation de harcèlement peut déboucher sur de terribles maux psychosomatiques. Il s’agit de douleurs physiques qui apparaîtront mais dont leurs origines seront exclusivement psychologiques. Par exemple des migraines, des maux de ventre, des dorsalgies, et, plus généralement, ce que l’on appelle les «troubles musculo-squelettiques».
Il est important de vous méfier de tout ce qui ne vous paraît pas adapté à un environnement professionnel. Ainsi, vous ne participerez pas à la mise en place, insidieuse, d’un terrain propice à un harcèlement moral. Par exemple des discours trop teintés d’affectivité, des confidences sur la vie affective personnelle, ou des questions sur la vôtre, des tentatives de séduction… ne constituent, en aucune manière, un environnement professionnel sain.
Le harcèlement peut être descendant (par la hiérarchie), ascendant (par les subordonnés), mais aussi horizontal (entre collègues).
Faux harcèlements
Le harcèlement instrumentalisé
L’entreprise est de plus en plus souvent confrontée à des « faux harcèlements », c’est-à-dire à des accusations de harcèlement qui sont infondées, non prouvées, et souvent utilisées afin de nuire à la personne accusée.
Les accusations infondées de harcèlement indiquent des dysfonctionnements importants dans l’organisation, et, dans tous les cas, un sentiment d’impunité et d’omnipotence de la personne qui accuse. Pour que cette accusation prenne corps, il faut en effet que l’organisation lui laisse une marge de manœuvre suffisante pour nuire. Dans tous les cas, les accusations infondées de harcèlement interviennent dans des organisations où le cadre n’est pas respecté. De fait, en cas de doute sur une situation de harcèlement, nul ne peut être juge et partie, et il convient de s’adresser aux instances représentatives du personnel, à l’inspection du travail, mais également de faire un signalement pénal. C’est ainsi que, dans le cas numéro 1, le DRH a très bien réagi en évoquant la diffamation, et le recours pénal possible. Car nul ne peut accuser de harcèlement sans preuve et sans que la justice n’ait émis son jugement. Dans le cas n°2, il y a conjonction d’intérêt entre l’assistante de direction et la direction des ressources humaines. Ainsi, la salariée, dans cette organisation, peut accuser sans preuve et la direction des ressources humaines se saisit de cette accusation pour licencier sans preuve. Dans les cas 2 et 3, la direction des ressources humaines s’improvise juge et partie, en utilisant ou créant de toutes pièces l’accusation de harcèlement, afin de licencier la personne et de lui nuire.
Cas N°1
Dans une entreprise, un Directeur des Ressources Humaines procède à un avertissement auprès de deux personnes, pour faute professionnelle avérée. Ces deux personnes émettent alors le plan de « se venger » du DRH en contactant les syndicats auprès desquels elles se plaignent d’un harcèlement sexuel de la part du DRH, dont elles n’ont pourtant aucune preuve. L’un des syndicats, sans vérifier les allégations, imprime des tracts, sur lesquels figure une accusation de harcèlement à l’encontre du DRH. Ces tracts sont distribués à l’entrée de l’entreprise, auprès des salariés. Le DRH, averti de ces tracts, indique alors aux syndicats que, si ces tracts continuent de circuler, il ne manquera pas de porter plainte pour dénonciation calomnieuse. Le syndicat retire prestement son tract, et les deux personnes, prises de peur, se rétractent de leurs propos auprès du syndicat et de la direction. Ce cas-là est exemplaire de ce que peut être une utilisation outrageuse du harcèlement, à des fins de nuire. Ici, cela s’est « bien terminé », mais les conséquences auraient pu être bien plus néfastes pour le DRH.
Cas N°2
Dans une grosse PME, le gérant procède à des détournements de fonds et emploie des directeurs dont la «loyauté» est requise, ce qui signifie, plus explicitement, un silence sur les pratiques de détournement. Certains salariés, dont des délégués syndicaux, apprennent le phénomène, et une procédure d’exécution est mise en place par le DRH, embauché pour «couper des têtes». La stratégie est la suivante : soudoyer le subordonné afin qu’il accuse de harcèlement son directeur «non loyal». Au subordonné sont promises une augmentation, une promotion, une embauche familiale (qui, un fils, qui, une épouse ), ou, dans le cas d’incorruptibilité, une menace sur la carrière ou un licenciement. Une fois l’accusation de harcèlement émise, le DRH fait intervenir «un ami» coach, qui «diagnostique» l’existence de harcèlement. Une fois, ce «diagnostic» émis, le DRH entame alors une procédure de licenciement contre le directeur devenu témoin gênant. Dans ce cas, l’accusation de harcèlement est intentionnellement utilisée pour une nuisance aux personnes.
Cas N°3
Dans une grande entreprise, un directeur forme une nouvelle assistante de direction, suite à quatre démissions d’assistants, pour surcharge de travail. L’enjeu de conserver cette nouvelle assistante de direction est donc de taille. Des liens amicaux se créent entre eux, et le directeur entrevoit des projets intéressants pour son service, qu’il relève d’ailleurs d’une passe difficile. Une fois embauchée en CDI (le directeur s’étant considérablement battu pour ce CDI), après deux CDD, l’assistante modifie alors son comportement, fait preuve de négligence et d’absence de sérieux. Le directeur procède à des rappels à l’ordre, qui ne sont pas entendus. Lors de l’entretien annuel, il lui refuse une grosse augmentation, arguant des efforts à fournir pour qu’elle assure correctement son poste, comme elle l’avait pourtant fait lorsqu’elle était en CDD. L’assistante décide de «se venger» et vient se plaindre auprès des Ressources Humaines du harcèlement supposé de son directeur. La plainte correspond à un moment de réduction du personnel, et notamment des directeurs de services, puisque l’entreprise souhaite délocaliser en masse. La DRH s’en saisit immédiatement et, sans aucune vérification ni aucun signalement (à l’inspecteur du travail, au pénal, au CHSCT etc.), entame une procédure de licenciement pour faute grave à l’égard du directeur en question.
Les accusations pathologiques de harcèlement
Il peut exister, comme cela a été indiqué dans les exemples, des cas où le harcèlement est utilisé comme une notion dangereuse, à des fins de nuire à une personne. Dans les cas cités, la notion de harcèlement est utilisée de façon diffamatoire afin de servir un intérêt personnel ou économique. Elle est utilisée intentionnellement et en connaissance de cause. En revanche, il existe des cas où une personne accuse de façon infondée et sans preuve de harcèlement, parce qu’elle se sent maladivement harcelée et persécutée, sans pour autant que ce harcèlement existe. Ce sont des cas rares mais non nuls, essentiellement de pathologie paranoïaque, où le sentiment délirant d’être persécuté (théorie du complot) vient justifier a posteriori l’accusation de harcèlement. Dans ces pathologies paranoïaques, la personne se dit victime, se place en victime, et n’hésite pas à employer des voies procédurières pour «faire reconnaître son droit» (profils paranoïaques revendicatifs). La personne croit vivre un harcèlement, or, dans ce cas, le harcèlement est une fabrication mentale qui alimente un délire (il arrive aussi, et dans des cas plus rares encore, que des profils paranoïaques revendicatifs se créent un délire de harcèlement, mais à partir d’agissements harceleurs bien avérés).
Comment reconnaître le vrai harceleur/faux harcelé ?
Très souvent, le vrai harceleur qui veut se faire passer pour un vrai harcelé présente une symptomatologie paranoïaque, avec une propension énorme à la victimisation. Dans son discours, l’idée qu’il véhicule, c’est qu’il existe un monde binaire, où les gentils sont de son côté, et les méchants de l’autre. Son propos présentera une apparence très rationnelle et cohérente, loin de la confusion psychique subie par le vrai harcelé. De plus, le vrai harceleur qui veut se faire passer pour un faux harcelé, manifestera un caractère très procédurier et justicier. Il n’hésitera pas à entreprendre des actions en justice, non pas tant pour que la société le reconnaisse comme victime (cas du vrai harcelé), mais par esprit de vengeance et sentiment imbu de son importance. Il pourra se présenter, par exemple, comme le maillon indispensable pour que vérité et justice soient faites. Contrairement à ce qu’il allèguera, il sera aisé de voir qu’il ne témoignera pas de symptômes d’épuisement psychique et physique, à l’inverse du vrai harcelé.
C’est en raison de toutes ces subtilités diagnostiques et cliniques que la notion de harcèlement ne saurait être brandie sans le concours des professionnels de la psychologie et de la psychiatrie.
Le harceleur harcelé
Un professeur en établissement privé se dit harcelé par un collègue. Il fait plusieurs signalements à sa hiérarchie, qui ne constate aucun fait de ce genre. Le plaignant fait un signalement au Procureur, lequel ne donne pas de suite, aucun élément n’étant joint pour étayer le dossier. Le professeur en vient alors à considérer qu’il doit «se défendre tout seul» et, un jour, par surprise et sur le lieu de travail, frappe son collègue «pour qu’il arrête de le harceler». L’affaire est ébruitée dans la presse et les médias. Le professeur voit dans cette communication médiatique « un complot » destiné à lui nuire. Il nie désormais avoir frappé son collègue, et transforme les faits dans son délire (or, il y a eu des témoins de ces faits), en renversant les rôles, puisque ce serait le collègue qui l’aurait frappé. Dès lors, il accuse «le matraquage médiatique» qui serait «complice de son harceleur». Il sollicite alors le concours du Président de la République par maints courriers arguant de son idéal de justice et de vérité.
Comment se sortir de fausses accusations ?
Pour la personne accusée à tort et sans preuves, il est important, dans le contexte d’anxiété actuelle, de faire attention, dans sa fonction professionnelle, à tout ce qui pourrait être interprété de façon ambiguë. Notamment, faites attention à la teneur des mails, à conserver toutes les traces de correspondance professionnelle, et à éviter le mélange des genres (mélange entre le professionnel et la vie privée/l’affectivité etc.). Surtout, veillez au respect du cadre, en particulier si vous êtes manager. Les temps professionnels ne doivent être consacrés qu’à des échanges professionnels.
Dans certaines cultures d’entreprise, il arrive que des blagues tendancieuses circulent, ne les faîtes pas à votre tour circuler, si vous êtes manager. Par ailleurs, si vous êtes accusé de harcèlement, ne vous lancez pas dans des justifications infinies, elles ne feront qu’augmenter la supposition que vous seriez «coupable». Faîtes-vous accompagner par les instances représentatives, conservez une conduite irréprochable, et gardez à l’esprit de ne surtout pas «avouer» sous pression ce que vous n’avez pas commis. Si votre direction ne vous soutient pas, rappelez-lui ses obligations légales, et vous-même n’hésitez pas à alléguer une démarche de plainte pour dénonciation calomnieuse. Un suivi psychologique peut être d’une précieuse aide pour vous aider à faire la part des choses et à retrouver des ressources psychiques solides.
Tous les cas cités dans cet article ont été anonymisés et transformés, de façon à ne pas porter préjudice aux personnes ainsi qu’aux entreprises.
Bibliographie
Bilheran, A. (2006), Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin, 2007.
Bilheran, A. (2008), «Harcèlement, système et organisation», in Les Cahiers des Facteurs Psychosociaux, Les Cahiers des Facteurs psychosociaux.
Bilheran, A. (2009), Harcèlement, Famille, Institution, Entreprise, État, Paris, Armand Colin.
Enriquez, E. (1988), «Le travail de la mort dans les institutions», in Kaës R. et al. L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod.