12 octobre 2017
Article paru dans la revue Soins de Elsevier, consacrée aux adolescents séduits par le terrorisme.
« Quand on dit : Dieu est amour, c’est une parole très grande et vraie, mais il serait absurde de penser cela aussi simplement, comme une simple détermination sans une analyse de la nature de l’amour. L’amour différencie deux êtres qui l’un pour l’autre ne se distinguent pas. Avoir conscience, avoir le sentiment de cette identité, d’être hors de moi-même et dans l’autre, voilà l’amour ; ma conscience n’est pas en moi, mais dans l’autre ; cet autre en lequel seul j’ai ma satisfaction et la paix avec moi-même – et je ne suis que si je suis en paix avec moi-même ; si je ne la possède pas, je suis la contradiction qui se divise, – cet autre, également hors de lui-même, a en moi seul sa conscience, et tous deux nous ne sommes que cette conscience de notre extériorité et de notre identité, cette intuition, ce sentiment, ce savoir de l’unité. Voilà l’amour et ce sont de vaines paroles si l’on parle de l’amour sans savoir qu’il est tout à la fois la différenciation et le dépassement de cette différence. »
G.W. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion.
La fanatisation des adolescents et jeunes adultes pose la question de ce qui, dans les processus psychiques à l’œuvre au cœur de nos sociétés occidentales, les y incite. L’adolescence est un moment initiatique-clé, celui où l’individu apprend l’autonomie, c’est-à-dire la capacité d’intérioriser en lui-même des lois morales universelles pour les faire siennes, afin de se libérer de l’emprise de ses pulsions. Il est important de préciser que ces lois morales ne sont pas relatives, selon Kant (et d’autres grands penseurs de la philosophie morale et politique) : « La loi morale n’exprime donc pas autre chose que l’autonomie de la raison pure pratique, c’est-à-dire de la liberté, et cette autonomie est elle-même la condition formelle de toutes les maximes, la seule par laquelle elles puissent s’accorder avec la loi pratique suprême. »
Avec la fanatisation, terme que je préfère à celui de radicalisation, quelque chose échoue dans ce processus initiatique d’autonomisation morale. Au lieu de s’autonomiser, l’individu régresse dans un fonctionnement sectaire, meurtrier et psychotique, de type paranoïaque et s’aliène à « la loi de la jungle » (ou « le droit du plus fort », qui est tout sauf en rapport avec la loi morale universelle), qui constitue le délire paranoïaque. Qu’est-ce qui freine le processus d’autonomie et fait régresser les adolescents dans un système idéologique de type paranoïaque ?
Paranoïa et fanatisme religieux
Le fanatisme religieux relève de la psychose paranoïaque.
La psychose paranoïaque est de loin la plus dangereuse de toutes les psychoses pour la société, au regard tant de son caractère répandu que des risques de passage à l’acte.
Le délire paranoïaque s’orchestre en une série d’interprétations pseudo-argumentées, qui crée une illusion logique. C’est en cela que les psychiatres Sérieux et Capgras ont intitulé cette forme de folie une « folie raisonnante », en indiquant que « le délire d’interprétation est un système d’erreurs ». Lorsqu’il est systématisé, le délire présente un thème essentiel auquel se greffent plusieurs élaborations délirantes, dans un développement apparemment cohérent et ordonné.
En réalité, il s’agit d’un faux raisonnement fondé sur des sophismes. Le délire se modifie alors très peu dans ses thèmes et ses certitudes.
La perception est orientée par une méfiance excessive, mais le raisonnement comme l’argumentation, et ainsi donc, le calcul et la stratégie, sont conservés.
La psychose paranoïaque fonctionne par projection, intuition, interprétation délirante et idées de persécution. Elle peut, mais ce n’est pas obligatoire, s’assortir de jalousie pathologique, de mythomanie, de mégalomanie, de mélancolie, d’idées de ruine etc.
Comment se manifeste-t-elle dans le délire religieux ? Le paranoïaque, par sa logique d’inversion et de paradoxe, transforme l’amour en haine, l’intime de la foi en politique de la loi, se prend lui-même pour Dieu et son bras vengeur, s’improvise « sauveur », dans un délire mystique des plus dangereux.
Sur la contagion délirante et les pulsions mortifères
J’ai pu analyser plusieurs fois les mécanismes de la contagion délirante de la paranoïa. Le délire est contagieux, se propageant par des captures perverses d’émotion (essentiellement, la crainte et la pitié, comme le soulignait Aristote, nous dirions aujourd’hui, la terreur et l’empathie), mais surtout, au travers des distorsions du langage, de ce que j’ai appelé « sophistique paranoïaque », et qui entraîne des effets de fascination. La paranoïa est la psychose du regard qui fascine parce qu’elle sidère, et laisse sans défense sous le regard qui intruse tous les pores de l’intime, qui vise à le dévorer. En cela, la fascination exercée par la paranoïa est bien en rapport avec le fascisme, le sectarisme et les totalitarismes.
La paranoïa fonctionne sur le mode du harcèlement. J’ai déjà pu dire, d’ailleurs, à quel point le harcèlement est le « chef d’œuvre » du paranoïaque, et que le but n’est pas tant de détruire que de conduire à l’autodestruction. Ainsi peut-on comprendre l’aliénation des jeunes gens qui finissent par choisir un destin kamikaze : mieux vaut une pulsion de mort que pas de pulsion, que le néant existentiel. De plus, la mort est assortie d’une promesse de renaissance, elle est présentée comme une initiation, un passage, cette fameuse initiation dont les adolescents sont aujourd’hui privés, faute de sens, faute de transcendance, faute de respect de leur vie psychique, faute d’autorité dans nos sociétés occidentales où les modèles proposés sont de plus en plus immatures et pervers.
Pourquoi le terrorisme fascine-t-il l’adolescent ?
Avec la paranoïa, il s’agit de mettre sous terreur parce que l’on est soi-même sous terreur. Il est évident que les adolescents pris dans le fanatisme seront « entraînés » selon des modes très particuliers, visant à traumatiser à outrance, pour devenir ensuite un bourreau efficace (sans compter les prises de drogue), obéissant et programmé. Ceci est aujourd’hui bien connu sous le Mind Control.
La question est donc, psychologiquement pour ce qui nous occupe, celle de ce qui va faire basculer un adolescent dans le fanatisme.
L’on peut parler de troubles narcissiques, de fragilités inhérentes liées à une histoire, un vécu, à des mauvaises fréquentations, à des profils plutôt borderline anciens enfants maltraités qui seront en mal d’idéal et de sensations fortes, au travers de conduites à risques. L’inversion paranoïaque où le Dieu d’amour devient Dieu de haine est aussi le marqueur de l’impuissance ressentie.
Mais je crois qu’il y a plus. Et que cela ne relève pas tant de l’individu que des lois morales et spirituelles présentes ou absentes dans nos sociétés, l’adolescent fanatisé et embrigadé n’en étant qu’un « porte-parole » mortifère.
Lorsque l’autorité défaille…
Plus généralement, la fanatisation religieuse des adolescents est l’insigne d’un système sociétal et politique devenu paranoïaque, dans lequel les logiques du pouvoir sont harceleuses, et ne sont plus régies par l’autorité. Dès lors, les modèles identificatoires proposés sont paranoïaques, les processus le sont tout autant.
Le fanatique a « l’idée de Dieu » et, ce point est, je crois, essentiel. Dans une société qui n’est plus régie par l’autorité (qui est de nature spirituelle, je ne fais que rappeler Hannah Arendt), alors l’adolescent ira chercher l’idéal là où il semble encore exister, mais de manière trompeuse, à savoir dans la secte paranoïaque (qui peut d’ailleurs être aux commandes mêmes de l’État, dans le régime totalitaire). Il croira rencontrer l’idéal, qui n’existe plus nulle part, au travers de l’idéologie. La paranoïa produit de l’idéologie, révèle que l’idéologie est ce liant délirant qui structure le groupe autour du dogme infaillible, celui de toutes les certitudes, en luttant ainsi contre les vécus mélancoliques.
Le psychanalyste René Kaës (2016) la définit ainsi: « Porteuse de certitudes absolues, la position idéologique radicale ne tolère aucune transformation. Elle s’affirme, contre l’incertitude et l’inconnu, comme une pensée contre le penser ou comme une « authentique inaptitude à penser », par prévalence du déni et du désaveu. Elle commande une action et elle la justifie. Elle est impérative, soupçonneuse, n’admet aucune différence, aucune altérité et prononce des interdits de pensée. Elle est sous-tendue par des angoisses d’anéantissement imminent et par des fantasmes grandioses de type paranoïaque. […] La position idéologique radicale est une organisation narcissique fondée sur un déni collectif de perception de la réalité au profit de la toute-puissance de l’Idée, de l’exaltation de l’Idéal et de la mise en place d’une Idole, ou fétiche ».
Kaës avance que l’idéologie organise des rapports de soumission à l’objet tyrannique, pour lutter contre les angoisses dépressives majeures, en l’occurrence, de type mélancolique.
Donc, lorsque l’autorité défaille, soit l’on nage dans l’indifférencié pervers, soit l’on cherche ailleurs une forme de transcendance, et qui l’offre ? Le système paranoïaque. Sur un mode archaïque, totalitaire, régressé, mais il l’offre tout de même. Le paranoïaque n’a pas renoncé aux idéaux, il les rend en revanche totalitaires sur le mode de l’idéologie. Donc, d’une certaine façon, il biaise la recherche de sens, mais en donne malgré tout, ce qui rassure. C’est un sens interprétatif, délirant, qui devient une explication globalisante et sans faille du monde. Je crois que les psys devraient étudier plus sérieusement le nazisme, y compris dans ses rapports avec l’occultisme et la ritualisation de type fanatisme religieux.
L’autorité autonomise, quand le harcèlement aliène, mais dans le fanatisme religieux, il existe une quête de sens dans un monde qui n’en a plus. La paranoïa s’offre toujours en résolution dans les systèmes en crise qui ont perdu tout rapport à la transcendance, à ce que le psychanalyste Carl Gustav Jung appelait « l’idée de Dieu », dont il disait qu’il était essentiel que les psys l’étudient sérieusement car elle était un marqueur de haute conscience, voire de « guérison ». Je suis de plus en plus convaincue de l’importance de ce que Jung disait.
L’échec de la symbolisation dans l’initiation adolescente
La fanatisation de l’adolescent manifestera un échec dans le processus de symbolisation, ce qui est très visible dans la religion. Car les vérités sacrées, divines, de nature symbolique ne sont donc pas à la portée de celui qui ne fait pas l’effort d’accéder au symbolisme. Tous les jours, actuellement, des gens qui n’y connaissent rien, qui croient avoir compris car ils ont lu en surface, sans travailler en profondeur, s’improvisent exégètes et herméneutes des textes sacrés ! Ceci est encore la manifestation de la perte d’autorité dans nos sociétés. Je rappelle qu’un livre dit « Saint » a une histoire, des traductions, une langue originelle, doit être travaillé au regard d’autres livres saints etc.
A partir du moment où l’on prend une citation, extraite du livre, sans le contexte, mal traduite, et prise au sens littéral, l’on fait injure au sacré du texte, qui ne se découvre que dans le mystère, la contemplation et l’étude… S’improviser Dieu, penser, parler et agir au nom de Dieu pour en réalité véhiculer des paroles et des actes liés à la vengeance, à la violence et au meurtre est tout simplement fou et délirant. Cela relève du délire mystique du paranoïaque. Et c’est à quoi sera tenté l’adolescent, qui se sent en échec devant le processus de symbolisation.
Comme la paranoïa est incapable de symboliser quoi que ce soit, elle prend les textes, au préalable trafiqués dans le sens qui lui convient, au pied de la lettre, et y projette tout ce qui caractérise cette pathologie : la haine, la division, l’anéantissement de la femme, la dévoration de l’enfant. Par l’amalgame s’opèrent des glissements sémantiques des mots existants, jusqu’à leur faire dire le contraire de ce qu’ils désignent.
Le mot, par l’amalgame, est progressivement vidé de son sens, par des procédés sophistiques subtils, invoqués de travers, jusqu’à désigner le contraire de ce qu’il est censé désigner.
Conclusion
La Religion est, comme la Philosophie, comme l’Art : le lieu de « l’Esprit », nous disait le philosophe Hegel. Nous ferions une grave erreur en voulant en finir avec les religions, car elles sont l’un des lieux de l’Esprit. Le fanatisme les infiltre pour, précisément, y tuer l’Esprit.
Dès lors se pose une question : où sont les lieux de l’Esprit aujourd’hui ? A quel endroit des adolescents peuvent-ils rencontrer des idéaux, des valeurs qui les portent et les transcendent ? Où peuvent-ils symboliser ces idéaux et vivre cette transcendance ? Et c’est bien peut-être parce que les adolescents n’ont plus vraiment de racines morales et spirituelles, en raison du démantèlement progressif et systématisé de l’autorité dans toutes les sphères de nos sociétés occidentales, qu’ils se tournent désormais vers le terrorisme du fanatisme religieux.
En somme, la fanatisation de l’adolescent pourrait bien relever d’une recherche spirituelle détournée de son objet, d’une recherche de sens manipulée. L’adolescent qui se tourne vers le fanatisme religieux hurlerait en somme cette souffrance : « Mieux vaut une idéologie, plutôt que rien », plutôt que ce néant des idéaux qui s’impose désormais dans nos sociétés occidentales prises sous les injonctions matérialistes de marchandisation des êtres et des corps.
Références bibliographiques
Arendt H. 1958. « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1972.
Bilheran A. 2017. Harcèlement. Psychologie et Psychopathologie, Amazon CreateSpace Independent Publishing Platform
Bilheran A. 2016. Psychopathologie de la paranoïa, Paris, Armand Colin.
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Bilheran A. 2016. « Comment la paranoïa infiltre-t-elle les religions et les détruit-elle en vous forçant à « jeter le bébé avec l’eau du bain ? », 01er août 2016.
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Serieux P., Capgras J. 1909. Les folies raisonnantes, Paris, Alcan.
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