Les ateliers "Littérature et Totalitarisme" sont l'occasion d'étudier des œuvres en rapport avec le phénomène totalitaire, mais aussi de faire preuve de créativité littéraire pour ceux qui le souhaitent. Tout le monde peut devenir auteur, il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études de littérature, ou d'avoir déjà produit un texte littéraire. Certains participent sans nécessairement créer, la liberté est laissée à chacun de faire selon sa sensibilité et son ressenti.
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Voici la section des nouvelles.
Le bureau obscur du Professeur Thulmet
Je vis une ombre se dessiner dans le lointain. Était-ce un rêve ? Non je l’ai vu surgir. Elle a fait mine de s’en aller quand je me suis mis à la fixer. Il pleuvait sur les murs éclairés d’une lumière blafarde. Je n’avais jamais vu l’hôpital comme cela. Décidément, tout m’angoissait ce vendredi soir, comme ce qu’il se profilait entre ces murs. Il fallait en avoir le cœur net. Une rumeur disait que Monsieur Thulmet, professeur de médecine à l’hôpital et ami de longue date, était enfermé dans une pièce tenue à l’écart de tous pour ses idées. Il était réputé pour trouver une solution à chaque problème qui lui était posé. Et le dernier en date ne lui avait pas facilité la tâche. Je vis deux billes dorées me scruter à une distance maintenant plus rapprochée.
Ce bureau devait se dévoiler aux yeux de tout un chacun. C’est ce que je pensais. Avais-je tort ?
Ma caméra contre ma poitrine, cachée sous l’épaisseur de mon manteau, je me mis en marche vers l’endroit le plus convoité de ce temps.
Tout ce que j’avais noté sur ma carte me mènerait-il vers le bureau de ce cher Professeur ?
Mais rien ne se passa comme prévu. Dès mon arrivée, un vigile me demanda mon pass sanitaire. Il aurait fallu y penser, évidemment. Tête de linotte que je suis, je ne suis pourtant pas gastéropode. Je m’élançai sans un regard vers le fond du hall et me précipita vers les escaliers. Je n’avais plus le choix, je ne pouvais plus reculer désormais. Me voilà arrivé au 3ème étage, j’entends maintenant les chaussures du vigile couiner sur les dernières marches de l’escalier. Je n’avais plus le temps. Il fallait me cacher, et vite. J’ouvris une porte au hasard et la chance me sourit. L’homme qui était dans son lit semblait être dans le coma. Il ne hurla pas en me voyant arriver tel un forcené. Je me réfugiai maintenant dans la salle de bain et me blottit sous le lavabo. J’entendis le vigile crier : « Mais il est où ? ». Je ramenai mes genoux contre mon menton et joins mes deux mains ensemble. « Pourvu qu’il n’ouvre pas la porte, pourvu qu’il n’ouvre pas la porte » pensais-je. C’est alors que je vis ce qui semblait être une trappe sous mes pieds. Oui une trappe. Je n’en croyais pas mes yeux. Je décidai de l’ouvrir avec le rasoir qui se trouvait sur l’évier. Un clic retentit. Je dégageai l’entrée et m’engouffra dedans, tel une souris poursuivie par un chat. Il faisait noir là-dedans. Je n’avais aucune lumière avec moi. Ça non plus je n’y avais pas pensé. Il me fallait avancer à tâtons. Je refermai la trappe, ça y est j’étais certain qu’il ne me retrouverait pas mais à quatre pattes dans ce boyau, quelques gouttes perlaient sur mon front. Où cela me mènerait-il ? Soudain, les yeux que je vis tout à l’heure dans le noir resurgirent là, à une trentaine de mètres devant moi. Je décidai de suivre ce qui semblait être un chat. Sans doute me servirait-il de guide dans la nuit.
Je perdis la notion du temps. Quelle heure était-il ? Peut-importe. Combien de mètres avais-je parcouru ? Pas d’importance. Il fallait que je trouve ce Professeur. C’est alors que le chat miaula. Je m’approchai de lui et l’entendit ronronner. Il se mit à lécher le mur. Que pouvait-il bien y avoir ici ? Je posai mon doigt sur l’endroit que le chat me montra et sentit une petite chose ronde. Il semblait que c’était un judas. Je m’allongeai sur le ventre et passa mon œil à travers. On dirait… On dirait un bureau… Une chaise… Une table… Une chaussure... Un… Un pied ??? Voilà un corps allongé là sur la table. Non ce n’est pas…
« Professeur !!!!!!!!! » murmurais-je dans un souffle coupé. Les vigiles m’avaient devancé. Un homme mort, à cause de moi. Je pris ma tête entre mes mains et me griffa le visage. Quand je la relevai, je vis une énorme seringue plantée dans son cœur. Le secret ne devait pas être révélé. Il me fallait entrer dans ce bureau. Une poignée était non loin de là, au-dessus de ma tête. Je tirai dessus et posa mes pieds qui me pesaient l’un devant l’autre. Il n’y avait plus que nous deux dans cette salle. Un mort, un vivant. Le resterait-je pour très longtemps ?
Enragé, je me mis à fouiller dans les tiroirs du Professeur en quête de quelque chose. N’importe quoi, pourvu que je trouve une piste. C’est alors que je tombai sur une lettre écrite à la plume, enroulée par un ruban rouge.
Plutôt que de l’emporter, je décidai de la filmer. J’étais incapable de saisir cet objet.
Lorsque tu liras cette lettre, mon cher Ami, je ne serais plus de ce monde. La vie peut basculer d’une seconde à l’autre. J’ai 41 ans, les cheveux roux et quelques taches de rousseur et il se pourrait que j’aie soudainement perdu le reste de ma vie. Mais c’est ainsi que je la dédie à vous tous, résistants. Cela fait un moment que je n’ai pas couché mes sentiments sur le papier mais, soudainement, j’en ai gros sur le cœur. Il y a tout juste 2 ans, nos vies allaient bon train. J’allais au cinéma avec ma femme comme tous les mardis soir, et nous recevions à dîner un grand nombre d’amis, comme tous les jeudi soirs. Puis, il fallut respecter à la lettre les gestes barrières. Limiter le nombre de personnes avec qui j’entrais en contact. Donner mes consultations à distance. Mais ce ne fut pas le pire. Le pire fut d’être ostracisé dans ce bureau loin de tous alors que je commençais à retrouver un souffle nouveau en partageant cette idée avec mes collègues de faire des interventions afin de prodiguer des conseils pour l’amélioration des rapports sociaux en ces temps difficiles. La direction ne voulut rien savoir. Le directeur était venu me voir en personne, m’ordonnant de tout arrêter et de retrouver le sens des réalités. Il y avait des morts, disait-il. Beaucoup de morts. Chaque jour un peu plus. « Pour qui vous prenez-vous Monsieur Thulmet à prodiguer à des inconnus toute sorte de conseils aussi dangereux qu’inutiles ? Vous êtes pire qu’un cerveau brûlé, un fou dangereux qu’il faudrait enfermer ! » m’avait-il lancé. Comment ce pinailleur avait-il osé me dire ça ? Mon cas, disait-il, s’était aggravé lorsque nos syndicats avaient déposé un préavis de grève pour l’ensemble des personnels. Mais comment faire abroger l’obligation vaccinale et le pass sanitaire ? Comment demander l’augmentation immédiate des salaires et l’arrêt de la déréglementation sur le temps de travail. Et les fermetures de lits ?
Et puis…Comment pouvait-il être au courant que c’était moi, Hervé Thulmet, qui les avais à l’origine contactés ? Il faut croire que nous sommes aussi entourés de traîtres.
Alors j’avais été déplacé dans ce bureau à faire de la paperasse. Cependant, je me forçais à ne pas me plaindre. Moi je n’avais aucun souci de santé. Mais à présent, cette vision s’est écartée de mon esprit quand je pense à ce que j’observe, et qui chaque jour m’obsède davantage. Là, dans le coin à droite au-dessus de l’armoire, il y a une caméra qui m’observe. Tous mes faits et gestes sont scrutés à chacune de mes respirations. Alors quand tu liras cette lettre, j’espère que tu l’auras déjà emportée avec toi avant qu’on ne la jette au feu ou qu’on ne l’efface à coups de gel hydro-alcoolique. Ce quelque chose que j’avais prévu de partager lors de mes conférences je te le confis à toi, Sullivan. Toi seul décidera de ce que tu en feras mais te connaissant, je suis sûre que tu en feras quelque chose de bien. Il faut remettre en question cette peur qui nous tenaille tous autant que nous sommes. Ce virus, est-il plus mortel que le SRAS ou Ébola ou même la Peste ? Pourquoi enfermer les patients dans des chambres sans lumière du jour quand le soleil diminue sa mortalité ? Et surtout, pourquoi m’enfermer alors que j’avais déposé le matin même un remède à ma hiérarchie ?
Ce remède, Sullivan, tu ne le trouveras pas à l’hôpital. Le voici caché à cet endroit sur cette carte. La notice est entre tes mains, mon cher. Bon courage.
Hervé Thulmet
Trouver le remède. Voilà maintenant quelle était ma mission. Malgré les apparences, cela n’avait rien d’un jeu. Mon ami était mort, assassiné, et cela était en partie ma faute. Combien de fois je donnerais ma vie pour être avec lui ? Si seulement il savait combien je regrette…
Je ne pouvais plus en voir davantage, ni rester dans cette pièce abominable plus longtemps. Dans un dernier adieu, bouleversé, je repris le chemin en sens inverse. Miraculeusement, je pus me faufiler au travers des dédales de cet hôpital monstrueux, avant d’en trouver la sortie.
Ce parc était d’une beauté exceptionnelle. Hervé avait toujours eu du goût mais je n’avais jamais eu connaissance de ses talents de paysagiste, desquels je m’émerveillai au fil de chacun de mes pas. De magnifiques oiseaux à grandes plumes rouges, bleues et vertes s’élançaient au dessus de moi. Un petit ruisseau bordait les herbes hautes garnies de fleurs sauvages que je regrettais de piétiner. Après tant d’émotions, je décidai finalement de me perdre dans cette prairie, malgré la carte que j’avais en main, afin de retrouver mes esprits.
C’est alors que je me retrouvai nez à nez avec une petite demeure faite de pierres et de grandes poutres qui en soutenaient l’ensemble. Un magnifique fronton en pierre orné de bas-reliefs relevait son cachet. Que pouvait-il bien y avoir là-dedans ? Je frappai à la porte d’un coup ferme. Une voix de femme répondit aussitôt d’une voie grave « Entrez ». Timidement, je posai ma main sur la poignée et fis un premier pas. Et puis je n’entendis plus rien. Dans le fond de la pièce, face à moi, une femme vêtue d’un long foulard blanc et qui avait les yeux cachés par un grand chapeau me fit un signe de la tête. Une chaise en bois trônait devant elle, comme si elle attendait une présence avec impatience. Assez spontanément, je décidai de m’y asseoir. Mon pouls s’accélérait aussitôt lorsque cette dame se mit à parler. « Il est temps de te révéler un secret. Nous sommes face à une crise imminente. Tout va s’effondrer si tu refuses de répandre la lumière. Autre chose, les hommes qui ont assassiné ton ami imputeront la responsabilité de son meurtre sur tes épaules. Tu es ici en sécurité mais tu risque un terrible châtiment si tu quittes cet endroit »
Ma jambe se mit à battre de plus en plus fort. Je remerciai la prêtresse et referma la porte derrière moi, en direction du remède indiqué sur la carte. Le Professeur Thulmet était-il lui aussi passé par l’oracle ? Sans doute.
Je longeai la grange à chevaux quand j’aperçus au loin un arbre d’une grandeur hors du commun. Tout m’indiquait que c’était là que se trouvait le remède. Je m’arrêtai un instant saluer les chevaux qui se roulaient dans le pré et poursuivi ma route d’un pas décidé. Ça y est, j’étais devant ce qui semblait être un somptueux Eucalyptus géant. Son tronc était divisé en deux de sorte à ce qu’il formait une porte. C’était donc cet arbre le remède ? Peut-être que sa sève avait des pouvoirs guérisseurs… Épuisé, je décidai de m’allonger dans cet antre et m’endormit aussitôt. Le hennissement des chevaux me réveilla. Je les vis faire de jolies cabrioles sous ce ciel orageux. Malgré toutes mes précautions, la carte avait disparu. Il avait soufflé fort cette nuit. Tout à coup, je remarquai que les rafales avaient aussi balayées les feuilles mortes qui se trouvaient sous mes pieds. Je découvris alors une sorte de grand puzzle avec de grandes lettres majuscules.
Je commençai à positionner les lettres dans différentes imbrications mais aucune ne marchait. CHAIRET…TECHRAI… Non ça ne fonctionnait pas.
Quel farceur cet Hervé ! Quel mot se cachait derrière cette anagramme ?
Eurêka. Il s’agissait de CHARITÉ !!!
Soudain, le bruit d’un mécanisme retentit et les lettres se mirent à monter et à descendre comme s’il s’agissait… d’une serrure ! Je n’en croyais pas mes yeux. Je déplaçai cette dalle et distinguai une boîte de médicament.
Il y avait donc deux remèdes.
Voilà qui laissait présager de belles choses…
Je me mis en marche vers les arbres fruitiers et arrachai une prune de son arbre pour la déguster lorsque je manquai de m’étouffer avec le noyau : une horde de gens désespérés venaient à moi. Ils avaient choisi le bon endroit.
FIN
Charlotte
Les marins de passage
Sur l'océan couleur de plomb hurlait un vent mauvais. Les vagues qu'il attisait se chevauchaient dans un désordre grandissant et l'écho de leurs conflits se faisait entendre jusque dans l'écume d'un gris sale qui bavait à leurs commissures. Dans la contrée aride qui bordait l'océan, pas un arbre ne poussait si bien que le regard des marins de passage glissait sans s'arrêter pour revenir vers l'océan qui rugissait en permanence. A l'intérieur des terres où alternaient landes sauvages et pics rocheux, un étang s’était formé en marge d’une rivière, elle-même un bras délaissé du fleuve qui quadrillait la région pour ne s’effacer que devant la puissance de l’océan. Pendant longtemps, l’étang avait été alimenté par les eaux de la rivière. Puis, limons et éboulis s’étaient accumulés et avaient progressivement transformé l’étang en une mare au fond opaque. Seul un maigre filet s’écoulait depuis la rivière.
Deux poissons vivaient dans cet étang. Ils étaient arrivés quand le passage depuis la rivière était encore ouvert après avoir fui les monstres aquatiques qui rodaient dans les profondeurs de l'océan et les oiseaux qui guettaient dans le ciel. Les deux poissons étaient très différents. L’un était clair et s'élançait quelquefois au dessus de la surface de l’étang. Il aimait s’extraire de l’eau même s'il regardait avec inquiétude l’étang qui noircissait de plus en plus. L’autre poisson était sombre et préférait rester caché dans les profondeurs. Il ne s'aventurait à la surface que pendant les nuits car la lumière du soleil le gênait et il avait peur d’être repéré par les oiseaux. Les deux poissons ne se connaissaient pas et chacun se croyait seul dans l'étang.
Un jour, pourtant, leurs chemins se croisèrent. Le poisson clair venait d’être attaqué par un oiseau et il plongea plus profondément que d’habitude dans l’étang. Il vit furtivement une forme bouger près de lui et il remonta vite à la surface. Les mouvements de l’eau inquiétèrent aussi le poisson sombre, mais il mit l’affaire sur le compte de son imagination. Un peu plus tard, il remonta à la surface plus tôt qu’à l’accoutumée, alors que la lumière du soir s’attardait, et il vit le poisson clair. Ils furent tous deux surpris par la découverte d’un autre occupant de l’étang et ils eurent peur l’un de l’autre. Le poisson sombre était effrayé par la blancheur du poisson clair qui ne pouvait que le harponner et le poisson clair par ce reflet noir qui ne pouvait que le dévorer. En cherchant à s’échapper, ils tournèrent alors de façon désordonnée dans l’étang. Leur affolement ne fit que remuer un peu plus de limon ce qui obtura complètement l’ancien chemin de la rivière. Ils étaient désormais pris au piège.
Chacun de son côté, les deux poissons tentèrent de fuir cet autre qui leur semblait si dangereux. Comme en écho à leur agitation, quelque chose troublait de plus en plus l’eau. Un soir, le poisson clair s’attarda sur les bords de l’étang. L’heure était tardive et le ciel dégagé avec quelques nuages qui veillaient sur le coucher de soleil. Le poisson sombre était apparu dans un autre coin de l’étang et ils regardèrent tous les deux ces beaux nuages allongés. Cette fois-ci, ils ne s'enfuirent pas.
Dans la lumière déclinante, le poisson clair se tourna vers une vigne sauvage qui grimpait sur le mur d’une maison abandonnée à côté de l’étang. Apaisé par le spectacle du crépuscule, il remarqua qu’il s’agissait d’une belle vigne, noueuse à souhait et donnant de belles grappes. Elle s’adossait à un vieux mur à qui il manquait de nombreuses pierres et qui paraissait lézardé en plusieurs endroits. Rassuré, le poisson clair demanda conseil à la vigne qui devait bien connaître l’étang. Il s’enquit de savoir pourquoi l’eau devenait si trouble.
- Peut-être y-a-t-il au fond de l’étang quelque chose qui contamine l’eau ? répondit la vigne.
Malgré ses réticences, le poisson clair plongea dans l’étang pour inspecter le fond. Il découvrit alors une petite fiole dont le bouchon mal fermé laissait sortir un filet du métal liquide qui se répandait dans l’étang. Il ne put déplacer la fiole car elle était bloquée au milieu d’autres pierres sur le chemin de la rivière. Affairé autour du barrage et cherchant un moyen de dégager la fiole, il ne prêtait plus attention à ce qui se passait autour de lui. Brusquement, il se retrouva nageoire contre nageoire avec le poisson sombre. Ils furent tellement surpris qu’ils restèrent immobiles avant de réaliser qu’ils s’efforçaient tous les deux de retirer la même fiole. Après de longs instants où l’inquiétude reflua en même temps que les turbulences de l’étang, ils décidèrent de collaborer. Ils tentèrent d'abord sans succès de reboucher la fiole. En saisissant ensuite chacun une anse, ils réussirent finalement à la dégager des pierres pour la déposer un peu plus loin, libérant un courant d’eau venant de la rivière qui recommença à s’écouler dans l’étang.
Pendant quelques temps, les choses parurent s’améliorer. Un nouvel équilibre s’était installé, mais celui-ci semblait précaire et les poissons restaient inquiets. Ils ne se fuyaient plus, mais la peur n’avait pas non plus disparu. Au bout de quelques temps, ils se rendirent compte que la vigne allait moins bien. Elle paraissait plus grise et plus terne. Après s’être concertés, ils se rendirent au pied du mur et demandèrent à la vigne ce qu’il convenait de faire. Sa réponse fut sans détour :
- Ne gardez pas la fiole dans cet étang. Portez-la jusqu’à l’océan pour disperser son contenu.
Les deux poissons furent d’abord angoissés à l'idée de porter la fiole jusqu'à cet océan qu'ils avaient fui il y a longtemps. Mais, ils finirent par accepter les conseils de la vigne et, en dépit de leurs appréhensions, ils se décidèrent à s’acquitter de cette tache. Ils commencèrent par créer un passage assez large dans le barrage pour passer ensemble avec la fiole. Pour cela, ils luttèrent l’un après l’autre avec leur corps pour faire bouger les pierres. Un des poissons agitait le sable et le limon sous les éboulis en battant l’eau avec ses nageoires aussi fort qu’il le pouvait, pendant que l’autre poussait les pierres ou les faisait rouler de côté. Plusieurs fois, un des poissons se retrouva bloqué et l’autre venait à son secours en le tirant ou en délogeant les pierres qui le retenait prisonnier. Et, un jour, ils arrivèrent à ouvrir une voie suffisamment grande. Comme un souffle longtemps retenu, un fort courant surgit depuis la rivière et l'eau de l’étang fut vite renouvelée. Tout semblait reprendre vie et les plantes et les algues retrouvèrent de l’allant.
En quittant l’étang, leur première difficulté fut d’harmoniser les impulsions de leur corps et les battements de leurs nageoires pour porter la fiole. Les eaux paresseuses de la rivière, qui s’écoulaient sans remous violents, furent d’une grande aide et les poissons purent réapprendre à nager sur de longues distances. Peu à peu, ils manifestèrent des comportements différents. Pendant les arrêts, le poisson clair s'élevait au dessus de la surface de l’eau et cherchait le meilleur chemin dans le labyrinthe formé par toutes les petites rivières qui arpentaient cette contrée désolée. Le poisson sombre restait au fond de la rivière et surveillait la fiole pour la protéger des courants mauvais ou des sols marécageux. Dès qu’ils avaient franchi le barrage de l’étang, la fiole avait changé de couleur. Elle arborait maintenant une couleur argentée difficile à définir et qui semblait se modifier au fil de l’eau. Pour le poisson sombre qui passait de longues heures avec elle, cette couleur réveillait des images plus profondes encore que ses propres souvenirs. L’image d’une force immense somnolant au fond de la mer. Pour le poisson clair qui observait souvent le ciel, cette couleur était celle de la lune entourée de nuages qui n’osent pas la troubler.
Au fur et à mesure de leur descente vers le fleuve, la transformation des poissons semblait épouser celle de la couleur de la fiole. Le poisson sombre avait grossi. Il était devenu un nageur aux nageoires puissantes qui résistait sans peine aux remous violents qui pouvaient les surprendre. Le poisson clair arrivait à s’élever bien au dessus de la surface de l’eau et pouvait voler assez haut pour voir si des chutes d’eau dangereuses se trouvaient devant eux. Quand ils rejoignirent le fleuve, les turbulences et les courants ne les troublèrent pas et ils continuèrent leur quête. A l’approche de l’océan, il y avait de nombreux poissons dans le fleuve. Mais, ils se tenaient tous à distance du poisson sombre et aucun ne les importunait. De nombreux oiseaux volaient également dans le ciel, mais ils paraissaient reconnaître le poisson clair quand il sortait de l’eau et aucun ne l’attaquait.
Quand ils entrèrent dans l’océan, ce fut une libération. L’ancienne fureur chaotique avait fait place à une beauté qui ricochait sur l'écaille des nuages. Les vagues et le souffle du vent rythmaient les mouvements de leurs corps. Les deux poissons lâchèrent la fiole avant de poursuivre leur chemin personnel. Le poisson clair monta vers la surface et le poisson sombre descendit dans les profondeurs.
Sur l’océan couleur d'argent caressé par un vent paisible, un spectacle étrange perturbe les marins de passage. Certains voient un oiseau et croient que la terre est toute proche. Ils s’inquiètent alors de ne pas déceler le moindre rivage et imaginent la présence d’une île magique. Quelques marins attentifs voient un oiseau qui paraît voler sans effort en épousant les vagues qui ondulent mystérieusement devant lui et une baleine qui devine tous leurs mouvements à l'avance. Les marins qui ont déposé les armes voient un oiseau posé sur le dos d’une baleine. Ils entendent la musique des profondeurs dans les sons graves de la baleine et distinguent le chant léger du vent dans les cris de l’oiseau.
Sur l'océan couleur d'or où la brise semble porter les rayons du soleil dans son ventre, un spectacle distrait les marins de passage au regard vierge. Ils s’amusent de l'harmonie entre la baleine et l’oiseau et retrouvent dans l'écume des vagues l'image d'un capitaine au visage buriné et dont la barbe ressemble à une vigne. L'horizon replie sur eux les ondulations du temps et ils perçoivent les reflets d’une lumière qu’aucun prisme ne peut plus séparer.
Jean-Pierre