Les ateliers "Littérature et Totalitarisme" sont l'occasion d'étudier des œuvres en rapport avec le phénomène totalitaire, mais aussi de faire preuve de créativité littéraire pour ceux qui le souhaitent. Tout le monde peut devenir auteur, il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études de littérature, ou d'avoir déjà produit un texte littéraire. Certains participent sans nécessairement créer, la liberté est laissée à chacun de faire selon sa sensibilité et son ressenti.
Pour vous inscrire aux prochains ateliers :
Vous trouverez ici quelques créations des ateliers, publiées avec l'autorisation de leurs auteurs, voici un exemple de la section textes dirigés.
Textes dirigés
Récit 1
Vous devez apporter des affaires pour un membre de votre famille hospitalisé, à l’accueil de l’hôpital La Conception à Marseille.
Alors que vous vous présentez à l’accueil, devant vous, une femme enceinte avec des douleurs réclamant les urgences se fait refuser l’entrée, car elle n’a pas de passeport sanitaire.
Le vigile écœuré et en désaccord avec la nouvelle politique, clame à la volée qu’il va démissionner.
Des gens s’attroupent sur le trottoir.
Écrivez la suite.
Une journée ordinaire
Voilà une tenue chaude et confortable, quelques livres, des viennoiseries... Ah non, c’est vrai ! Le médecin a proscrit toute sucrerie. J’espère qu’il sera réveillé, pourvu qu’il ne soit pas trop grognon... peu importe son état, il faut que je sourie et surtout ne rien laisser paraître, ni mon inquiétude, ni mon dégoût. Finalement ce serait plus simple qu’il dorme encore. Le parking est interminable. Le soleil écrasant rend la centaine de mètres qui le sépare de l’hôpital laborieuse. Vivement qu’il quitte cette prison blanche. Les blouses et l’eau de javel, quelle horreur ! On ira à la plage du Prado. Rien de tel qu’un bain de mer pour se remettre sur pied. Enfin, si Docteur je-sais-tout est d’accord. Il retrouvera Manu et Clém au pied de la statue de David, côté postérieur, comme d’habitude. Ils taquineront le ballon pendant que je ferai bronzette. Jusqu’à ce que la pétanque prenne le relais. Il pourra siroter son 51, si Monsieur le Professeur le permet ! Je me souviens de notre dernier resto sur le Vieux Port. Et voilà qu’il n’a plus que de fades plateaux repas à se mettre sous la langue ! Comment s’imaginent-ils guérir leur patient en leur imposant une cuisine morte et pauvre en nutriments ? 147 boulevard Baille, enfin ! Une jeune femme sur le point d’accoucher, marquant une pause toutes les trente secondes et respirant bruyamment attend sur le seuil. Le gardien est de marbre. Voyons ce que le sphinx exige. L’énigme ne devrait pas être si difficile. Œdipe, aide-la s’il-te-plaît, souffle-lui l’antisèche, cette personne souffre !
Le vigile réclame le pass sanitaire et reste impassible alors qu’elle manque de s’évanouir.
Je ne peux pas la laisser comme ça.... Mon Jeannot attendra !
— Madame, venez-vous asseoir sur le banc.
— Oh, merci, répond la future mère à l’agonie.
— Venez avec moi, si vous pouvez encore marcher, j’ai une idée !
Le tour du bâtiment est une épopée. Chaque pas est un calvaire. La chaleur étouffante de cet après-midi rend l’aventure plus ardue. La sueur perle sur le front de la fille-mère. Le surveillant rue Saint-Pierre semble être récemment arrivé en poste car il sourit encore aux passants. Exercera-t-il le jugement de Saint-Pierre ? Sera-t-il magnanime ? Ou mordra-t-il tel Cerbère ? Ce bébé à naître oscille déjà entre les portes du Paradis et celles de l’Enfer !
— C’est une urgence ! Elle a besoin de soins, immédiatement !
Le jeune gorille devient pâle et bredouille que l’accès est impossible sans le sésame QR-code.
— Alors on refuse le tabac et l’alcool aux femmes enceintes et elles devraient jouer les cobayes d’une thérapie génique douteuse sur laquelle nous n’avons aucun recul ? Nous nageons en plein délire !
Le gardien du seuil présente une mine déconfite. La future mère pliée en deux gémit et perd du sang. Une foule commence à l’entourer. On entend leur interrogation et la rumeur qui se répand comme une onde sur l’eau puis fuse :
— Quel scandale !
— C’est honteux !
— Vous aurez la mort de ce gamin sur la conscience !
Le surveillant ne supporte plus la pression et accourt auprès de la patiente désespérée. Un responsable sort en trombe et le rappelle à l’ordre. Il lui rend son badge.
Il ne faut pas le laisser se faire humilier.
— Voilà que l’hôpital universitaire refuse de porter secours !
— On se croirait dans une clinique privée ma parole !
— Quel élitisme... Vous devriez avoir honte !
— Quelle discrimination !
— Ce sont à nous, contribuables, que vous devriez rendre des comptes et à votre serment d’Hippocrate, hypocrite !
Oh punaise, j’y suis peut-être allée un peu fort cette fois...
Le cadre supérieur menace d’appeler la police mais la foule s’insurge et surenchère. Le responsable intimide son sous fifre qui ne lui accorde plus la moindre attention. Il commence à perdre la face puis daigne s’adresser à la souffrante :
— Mademoiselle, il va falloir aller ailleurs.
Elle marmonne entre deux cris de douleur :
— C’est une grossesse à risque.
La foule le siffle, à laquelle il rétorque :
— Allons, un peu de tenue s’il-vous-plaît ! Vous êtes devant un établissement public. Rentrez chez vous maintenant, ça suffit !
Elle est de plus en plus faible, je ne suis pas sûre qu’elle tienne encore longtemps. Ce pingouin tiré à quatre épingles, qui n’a certainement jamais mis les pieds dans un bloc opératoire, ne va pas s’en tirer si facilement.
— Votre hôpital sage de quarante ans et réputé parmi les CHU les plus performants se targue de posséder une maternité niveau trois. Les grossesses complexes n’ont pas le luxe d’accoucher à la maison !
Bon, c’est décidé, j’appelle les pompiers.
La foule s’exclame. La tension est palpable. Le responsable devient nerveux et cette fois, c’est son subalterne qui lui lance un regard accusateur.
Un vieux monsieur au béret, à la peau basanée et au marcel blanc s’avance :
— Ce sont mes impôts qui ont financé votre haute technicité, avec un air précieux faussement admiratif. Son voisin rajoute :
— Arrête de nous emboucaner avec tes histoires de pass. Tu vas tous nous rendre fadas !
Elle se roule par terre, les contractions sont de plus en plus fréquentes et son pantalon est ensanglanté. La sirène retentit et deux casques rouges arrivent.
Tout en accourant, la femme pompier s’adresse à son collègue :
— Encore une cagole qui n'a pas su prendre la pilule. Un bougnoule des quartiers nord a préféré la drogue plutôt que de venir voir naître son petit bâtard !
Le collègue lui rétorque aussitôt :
— Mireille, ce n’est pas parce que tu as choisi d’avorter et que Medhi t’a quittée que tu dois te venger sur la première venue. Avec tes quelques heures de volontariat tu crois t’acheter une conscience et le droit de cracher sur les gens ?
Ils prennent la tension de la jeune femme et lui installent une perfusion. Le pompier se tourne vers le responsable :
— Vous nous faites venir alors qu’elle aurait pu être prise en charge depuis longtemps par vos services ? Vous vous moquez du monde ?! Nous n’avons pas que ça à faire de palier votre incompétence. Vous attendez que la situation s’aggrave suffisamment et que vos patients rentrent par les urgences pour les secourir ?
Il n’a pas eu le temps de répondre que déjà ils s’éloignent avec la fille-mère et le jeune chômeur lui tenant la main.
Des journalistes commencent à interviewer les spectateurs. Le fonctionnaire se réfugie dans ses bureaux tout en masquant son visage. Une aide-soignante ayant fini son service croise le reporter, à qui elle déclare ne plus trouver de sens à la fonction publique. Elle ajoute que les valeurs qui lui étaient si chères et fondaient sa vocation ont été bafouées depuis bien longtemps.
Un homme d’une quarantaine d’année déclare qu’elle est inconsciente de ne pas être vaccinée, que c’est à cause de ces jeunes que le COVID continue de tuer et que si elle n’est déjà pas assez mature pour gérer correctement sa santé, il se demande comment elle pourra élever dignement son enfant !
Une dame confie à son amie qu’elle détient un faux pass, ce qui est bien commode pour ses examens médicaux réguliers, que le test coûte cher et d’ailleurs, sa voisine a saigné du nez après l’avoir fait.
Oh mince, Jean doit être réveillé. Vite, il faut que je file. Pas de vigile, ça tombe bien !
Dans l’ascenseur, deux infirmières discutent à voix basse :
— Le petit nouveau a démissionné !
— Oh... Je me doutais qu’il ne tiendrait pas longtemps celui-là, il n’avait pas la carrure.
— Pas du tout, il a courageusement porté secours à une jeune femme sur le point d’accoucher à laquelle le chef refusait l’accès sans pass ! Chapeau, non !
— Ouah... et nous, qu’est-ce qu’on fait encore là à cautionner et piquer à tour de bras ?
— J’ai entendu que Simone aurait vidé la seringue dans l’évier pour continuer à travailler.
La sonnerie retentit et une voix automatisée annonce le quatrième étage. Plus que quelques secondes et je serai dans la chambre de Jeannot : pourvu qu’ils ne l’aient pas forcé !
Ad'ailes
Récit 2
La nouvelle direction de l’APHM entend mettre de l’ordre dans les rangs.
Elle exprime son intention de se séparer du Dr Louis Foucher et du Pr Raoult.
Le personnel est divisé.
Sophie, assistante, entend démissionner, et ne supporte plus de devoir faire semblant aux côtés de sa collègue Marie, qui la regarde d’un air louche et culpabilisateur car Sophie ne veut pas se faire vacciner.
Pourtant, Marie et Angèle, deux autres collègues, viennent d’avoir le Covid tout en étant vaccinées.
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À hue et à dia
Sophie est consciente que la situation pousse tout le monde à hue et à dia depuis plus d’un an ; elle se fait les observations suivantes.
Oui à hue et à dia… Pourtant les services de l’hôpital sont restés soudés dans leurs missions de soignants : à soigner les patients. Sur ce point-là la collégialité a été de mise et sur un long terme. Bien évidemment, il y a eu et il y a en sourdine — des rumeurs diffamantes, tant sur le Professeur que sur le Dr. Fouché, véhiculées par le haut-parleur médiatique qui s’est érigé en vaste propagande de guerre. C’est insupportable !
N’importe : le travail et son climat n’en ont été que peu éclaboussés en réalité.
Cependant, l’insistance du discours mensonger truffés d’innombrables paradoxes « une chose ET son contraire — une chose ET son contraire —une chose ET son contraire » encore encore et encore : par de successifs interlocuteurs (soi-disant les autorités) et vagues auront raison de la raison… Certes, pas tout le monde mais à tout le moins, le déraisonnable, plus que ça, un délire s’est emparé du corps social. À l’instar du poulpe qui lâche son encre, « ce dispositif » générateur de dysfonctionnements est confondu dans un sourd chaos traversé de soubresauts…
Un abîme de perplexité, insidieusement installé, s’infiltre jusque dans nos maisons, nos familles, nos amis, nos relations de tous ordres. Parmi les humains, immergés dans cet océan d’incohérences, ne manque pas de déclencher de drôles de situation, des phénomènes bien bizarres !
Une chape émotionnelle semble recouvrir la gente humaine si largement, que tenter de mettre parfois des mots sur ce qu’il se passe provoque des levées de boucliers.
Des phénomènes de discordes surgissent sur tout et parfois sur rien….
Tout compte fait, communément par facilité ou par couardise, tant en famille, au travail qu’ailleurs certains sujets tombent dans l’omerta : on évite les vagues, conflits ou confrontations pour suivre le protocole.
Sophie plongée dans toute sa contemplation revient à elle « la situation désagréable… » Bon là se dit-elle encore… « C’est la cerise sur le gâteau, trop c’est trop, là c’est la limite de la limite ça suffit ! »
Non plus seulement penser — faire ce qu’elle pense —, se tournant vers ses collègues elle leur dit :
— Je ne laisserai pas davantage quiconque encore dicter des ordres iniques jusqu’à l’intrusion corporelle d’une injection expérimentale, donc je démissionne et adresserai ma lettre ce soir !!
Juliette
Deus ex machina
Au milieu du couloir, Sophie et Marie s’affrontaient, comme un taureau au milieu de l’arène face au matador.
Marie explosa :
— Mais tu es complètement irresponsable ! cria-t-elle à l’adresse de Sophie, qui était pourtant juste devant elle.
Sophie, stoïque, ne bougea pas. Elle sentit monter au fond de son être une étrange sensation, comme une boule au ventre qui n’arrêtait pas de se contracter ; elle sentit tout d’un coup l’odeur pharmaceutique typique de l’Hôpital, à laquelle elle s’était pourtant depuis longtemps habituée, s’imposer à elle de manière irrésistible.
Marie continua :
— En plus tu vas déserter, oui déserter, au moment où on a tant besoin de vacciner le plus possible !! Non mais tu te rends compte ?!! » Elle était prête à gifler son interlocutrice — seul un reste de sympathie pour Sophie, qui l’avait tant aidée par le passé, et dont la gentillesse était proverbiale dans le service, l’empêchait de le faire.
Sophie, toute pâle, avec le désir urgent de répondre à l’accusation et à cette question qui n’en était pas une, essaya d’argumenter :
— Mais enfin Marie, tu vois bien que tout ça est complètement exagéré !! Comment peux-tu parler ainsi ? Depuis quand met-on la France sens dessus-dessous quand les réas sont un peu remplies ?? Cela fait dix ans que ça se produit régulièrement, et pour cause : on n’a pas arrêté, année après année, de fermer des lits… alors excuse-moi, mais cette crise du Covid, moi, je la trouve un peu téléguidée ! Et puis, ces vaccins, là, vraiment il y a anguille sous roche… Comment se fait-il qu’il n’y ait le choix qu’entre ces quatre-là, alors que le vaccin chinois à virus atténué n’est pas reconnu ? S’il avait été autorisé, je me serais laissé vacciner, je te le garantis ! »
L’énervement de Marie monta encore d’un cran :
— Oh, mais je vois que madame est complotiste !! Bientôt tu vas me sortir le complot judéo-maçonnique mondial, ou encore pire tu vas soutenir ce salaud de Raoult avec ses galéjades sur les traitements – celui-là j’espère qu’il croupira en prison !! Quant à ce traître de Louis Fouché – non mais pour qui se prend-il ??! Quelle niaiserie tout ce dégueulis de conneries sur le respect de l’individu, la non-violence, les traitements – comment des abrutis peuvent croire une ligne de ce qu’il raconte ? De toute façon avec ses avis, ils vont se choper le Covid, et je peux te dire, quand ils débarqueront chez nous, les non-vaccinés, malades comme des chiens, eh ben on les laissera crever la gueule ouverte, comme ils le méritent !! »
Sophie sentit un frisson glacé le long de sa nuque, elle réalisait seulement à quelles extrémités sa collègue était capable d’aller ; une question tournait dans sa tête : combien étaient-ils ceux qui pensaient comme Marie, qui pensaient sérieusement à laisser mourir les non-vaccinés ? À leur tour se rendraient-ils compte, un jour, de la gravité de leurs propos ?
Marie, soucieuse de garder l’avantage, et profitant du silence de sa collègue, porta l’estocade:
— De toute façon, tout ça c’est votre faute à vous les sceptiques, les tièdes, les mères et les pères-la-pudeur, au fond ce qui nous manque, c’est une bonne dictature. C’est à cause de vous si la France est à genoux, et si elle va être re-confinée, oui c’est entièrement à cause de vous qui refusez de vous faire vacciner !!
Sophie fit un effort sur elle-même, car son instinct lui hurlait de partir en courant séance tenante — mais où aurait-elle pu aller ? C’était comme si le monde autour d’elle s’écroulait lentement, comme si le sol se dérobait sous ses pieds…
Elle se reprit, et dit d’une voix aussi calme que possible :
— Marie, tu me fais de la peine, comment peux-tu me parler ainsi ? Je ne suis pas anti-vaccin, mais tu as vu ce qui est arrivé à Angèle et à Marie dans l’autre service ? Elles ont chopé le Covid, comme tu dis, alors qu’elles ont reçu les deux doses, ça fait déjà plusieurs semaines ! Tu trouves ça normal, toi, qu’on attrape la maladie contre laquelle le vaccin qu’on a reçu est censé te protéger ? Et puis, je me renseigne, je regarde toutes les semaines les rapports du VAERS américain, les effets secondaires graves et les morts suite aux vaccins, il y en a quand même énormément ! Et pourquoi chez nous la pharmacovigilance affirme que les décès ne sont jamais dus aux vaccins ?? Cela fait peur, on a l’impression qu’ils se sont donnés le mot au plus haut niveau de l’État !
Marie triompha :
— Tu vois bien que tu es complotiste ! Vraiment tu racontes n’importe quoi ! Comme si le gouvernement n’avait que ça à faire de nous mentir, non mais tu crois vraiment qu’ils nous veulent du mal ?? Où serait leur intérêt ? Ça n’a aucun sens, ma pauvre !!
Soudain, les deux assistantes accaparées par leur discussion, se rendirent compte qu’il régnait autour d’elles un étrange silence ; poussées par la curiosité, elles se mirent ensemble en quête de la cause de ce calme inhabituel. La presque totalité de leurs collègues étaient regroupées dans le poste de garde, où un poste de télé était allumé, et diffusait les nouvelles en direct d’une des nombreuses chaînes de télévision d’informations en continu ; depuis le début de la crise Covid, ce poste fonctionnait en permanence, de jour comme de nuit, en mode muet la plupart du temps, sauf lors des grands-messes quotidiennes de 13h et 20h.
Deux nouvelles fracassantes venaient de tomber quasi-simultanément, reprises en boucle par des bandeaux défilant en bas de l’écran, caractères blancs sur fond rouge vif :
— Alerte info : le ministre de la Santé Olivier Véran atteint d’une paralysie de Bell en pleine déclaration télévisée au sujet de la future loi sur l’obligation vaccinale pour l’ensemble de la population française à partir de l’âge de 6 mois ! / Alerte info : fusillades à Marseille, le Pr D. Raoult et le Dr L. Fouché blessés par balle, pronostics vitaux engagés. Plus d’infos dans notre prochaine édition.
Marianne Louise Jacquemin
Récit 3
En avril 1933, le professeur de philosophie Husserl se voit interdire l'accès à la bibliothèque de l'université de Fribourg-en-Brisgau en application de la législation antisémite. En 1935-1936, il donne une série de conférences à Prague qui donneront naissance à sa dernière œuvre majeure La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, plus communément appelée la Krisis. Il est radié du Corps Professoral en 1936.
Imaginez un monologue intérieur du philosophe (rentrer dans ses pensées, comme si nous étions le philosophe), durant cette période entre 1933 et 1936.
Au train où vont les choses
J’ai dû m’assoupir quelques minutes car je n’ai pas entendu le train repartir de la gare où nous nous étions arrêtés. Comment s'appelait cette petite ville ? Je ne crois pas l’avoir noté. C’est curieux d’ailleurs, d’habitude je suis plus attentif. Il y avait ce jeune couple dans mon compartiment mais qui est descendu à cette station car je suis tout seul désormais. Le mouvement régulier du train m’aide à laisser mes pensées aller et venir librement dans l’espace et le temps. Le souvenir de ce couple s’attarde encore dans l'atmosphère du compartiment. Surtout celui de la jeune femme, je l'avoue, dont le sourire et je ne sais quoi dans sa façon de regarder par la vitre m’ont touché. Je me suis surpris à repenser à mes années d’enfance au temps des premiers chemins de fer quand j'accourrais pour les voir passer, et à cette petite fille avec qui je jouais quelquefois. Et à ce jour-là, quand je l’ai vue se pencher par la fenêtre ouverte du train qui passait lentement devant moi. Elle s'était retournée pour me sourire en agitant le bras avec beaucoup d’enthousiasme. À peine quelques secondes, un instant fugace il y a bien longtemps déjà, mais un morceau d’éternité gravé dans ma mémoire. Décidément, le temps est un mystère plus profond que celui que manipule la Physique.
Au final, les cours à Prague se sont bien passés et, après le premier séminaire, j’ai retrouvé le plaisir de transmettre et d’inviter au questionnement. Albert Einstein avait raison quand il m’a dit : « la plus belle chose que nous puissions éprouver, c’est le mystère des choses ». C’était une belle expérience dans cette ville au charme romantique. J’avais ce choix à faire et j’ai essayé de laisser la réponse venir à moi le soir en marchant sur le pont et en interrogeant, tel un oracle, le château qui se dessinait dans les brumes de ce début d’automne. Mais l’oracle est resté silencieux ou je n’ai pas réussi à déchiffrer sa prédiction. J’ai dû deviner ce que me disaient les ombres du château. Peut-être aurais-je pu m'approcher un peu plus ? Mais les années se faisaient sentir. Oui, mes pieds sont fatigués. Mais mon cœur ne l’est pas.
Dans ce train qui me ramène en Allemagne, le soir commence à tomber. Il y a sur la vitre quelques gouttes qui créent d’étranges reflets. Ce qui est extérieur se mêle à ce qui est intérieur et je me demande si ce n’est pas le soir de ma vie que je vois poser ses habits surannés sur ce paysage qui défile paisiblement. J’ai donc choisi de rentrer en Allemagne.
Je reprends cet essai qu’Albert m’a envoyé sur Physique et Réalité. C’est gentil de sa part d’avoir songé à me le faire parvenir avant sa publication. Même s’il y a des parties que je conteste ! Et que je contesterais devant lui, sauf que je ne peux plus le faire. Je lui ai dit un jour que sa grande théorie, la théorie de la relativité, portait bien mal son nom car c’est plutôt celle d’un absolu. Au nom duquel il a osé remettre en question ce que nous pensions être des absolus, ceux du temps et de l’espace. Il fallait bien là le courage d’un jeune chercheur peu préoccupé de respecter les anciens. Partir de la lumière et réunir d’abord le temps et l’espace puis ensuite la matière et l’énergie avant, au terme d'un second assaut, de marier le contenant et le contenu dans un même ensemble est très beau. Assister à de telles noces intellectuelles est émouvant. Je revois ses explications méthodiques avec cette pointe de prudence devant des philosophes qui, quand même, l’effrayaient un peu. Pourtant, ce soir, ce ne sont pas ses cours magistraux qui me reviennent à l’esprit. C’est quand il a partagé sa plus grande joie, le jour où cette pensée a surgi en lui : « un homme en chute libre ne sent pas son propre poids ». Construire toute une théorie sur cette pensée créatrice relève peut-être de la grâce. Ce que je revois, c’est la lumière qui brillait dans ses yeux quand il en parlait. Il semblait flotter dans l’espace. Ce jour-là, il a dû ressentir ce que cela doit être de chevaucher son rayon de lumière personnel. Ou une autre petite fille, celle de sa propre enfance, était peut-être réapparue pour le saluer en riant. Est-ce que le reste est si important ?
Un homme est entré dans le compartiment accompagné d’un petit garçon. Il semble mal à l’aise et jette des regards furtifs autour de lui sans se préoccuper de son fils qui est plus calme. Après quelques instants d’hésitation et de trouble, il finit par s’installer. Est-ce ma présence qui le gêne ? Est-ce le simple fait qu’il y ait un autre être humain, car je me compte encore dans leurs rangs, qui le perturbe ? Ou est-ce moi en particulier qui engendre cette inquiétude ? Toutes ces situations, autrefois si banales, sont maintenant alourdies par des peurs qui s’agitent en profondeur.
Albert me manque et j’aimerais discuter de vive voix avec lui. Ce qui ne sera sans doute jamais plus possible. Il a quitté l’Allemagne il y a un peu plus de trois ans, dès l’arrivée de cette vague brune et sans attendre le reflux que nous espérions tous. Qui ne s’est pas produit. Au contraire, cette peste brune est devenue un liquide visqueux qui s’infiltre partout pour ronger de l’intérieur. Et tout cela au nom d’une soi-disant pureté à retrouver. Ils prétendent construire le beau en éliminant ce qui est laid. Mais la laideur n’est pas dans ce qu’ils regardent, elle est dans leur regard. Et leur fureur ne fait que l’accentuer. Au fond de moi, je ne doute pas que cette nuit brune finira. Simplement, je ne sais pas quand elle se sera consumée et je ne crois plus que je verrai la nouvelle aube poindre à l’horizon. Car, seul un Dieu pourrait nous sauver maintenant. Et celui-ci, comme un bon professeur, nous laisse sans doute faire d’abord l’expérience des déformations de l’espace créées par nos propres errements avant d’insuffler un air nouveau.
Et puis, il y a Martin. Cette faille et cette blessure que je n’ai pas vue s’ouvrir en moi et qui se nomme Martin Heidegger. Pourquoi a-t-il fait cela ? En tant que recteur de l’Académie, il a tout pouvoir sur l'organisation interne et m’interdire comme cela l’accès à la bibliothèque est forcément quelque chose qui a été décidé avec son aval. Il y a peu de temps encore, il était question de résistance, mais la vague brune est arrivée et ses propos sont devenus ambigus. C’est une fausse ambiguïté et, que nous le voulions ou pas, nous sommes également confrontés à un monde de crises et de choix binaires. Finalement, il n’y a pas que la Physique qui soit chamboulée, avec ces nouvelles descriptions qu’ils appellent quantiques. Le monde de l’esprit aussi et, face à cette marée brune, il n’y a plus de variations graduelles possibles ou de positions plus ou moins conciliantes. Le monde du continu n’est plus, en fait, et on est ou on n’est pas. Dans une de ses dernières lettres, Albert me parlait de son trouble devant l’attitude elle aussi ambivalente, de Werner Heisenberg. Il n’est pas simple de voir un fils spirituel perdre son âme. J’ai vu le regard incertain du préposé à l’entrée de la bibliothèque, le même qui, jusqu’à peu, me tenait la porte ouverte avec déférence. La loi, me dit-il, mais quelle loi ? Est-ce l’obéissance qui compte ou de choisir les lois qui nous organisent ? La vieille question de l’esprit ou de la lettre qui revêt désormais des choix de vie ou de mort. Mais, de quelle vie et de quelle mort ?
J’aurais pu rester en Autriche, ma terre natale. Mais je ne crois pas que les digues tiendront longtemps et la vague brune arrivera bientôt. Il y a trop de faiblesse. Ce n’est pas la chair qui est faible, c’est plutôt l’esprit qui perd confiance en sa boussole. Même fatigués, mes pieds n’ont pas perdu contact avec le chemin. Il me reste à déterminer l’attitude qui est la plus juste pour moi, celle qui gardera mon cœur en paix. Je vais rester Edmund Husserl et incarner l’exemple par le comportement. Puisse ce Dieu encore lointain me soutenir aux moments où mes pieds pourraient chanceler. Je ne leur donnerai pas le plaisir d’avoir peur d’eux. Pas trop du moins. Oui, seul un Dieu pourrait me sauver maintenant. C’est la seule chose que je dirai à Martin avant de le laisser face à lui-même. Je ne doute pas de son pouvoir à esquiver, ni même du brio avec lequel il le fera, car la lâcheté se cache sous les vêtements de l’intelligence. Je l'imagine déjà se lever avec plein d'assurance, ou monter sur une estrade, pour délivrer un discours où le ton assuré le disputera à l'élégance des formules afin de donner l'impression que ses actes procèdent de ses analyses. En réalité, c'est l'inverse et tous ces beaux atours du langage tentent de cacher une soumission initiale. Tout ceci n'est pas si profond. Et pas très noble.
En tournant la tête, je viens de voir que le père est maintenant endormi. Il ressemble à un homme accablé et épuisé. Mais, son petit garçon lui est bien éveillé et me regarde fixement. Il y a une telle attente dans son regard que je me penche doucement vers lui. J’entends alors une voix tranquille lui chuchoter à l’oreille : « aimerais-tu que je te raconte une histoire ? » Et, après un court instant pendant lequel le petit garçon a simplement hoché la tête, voilà la même voix qui poursuit : « C’est l’histoire d’un preux chevalier qui vivait au temps des chevaliers teutoniques. Vêtu d’une belle armure mais qui avait ensuite rouillé, et qu’il n’arrivait plus à enlever, il parcourait inlassablement le pays. On l’appelait le chevalier à l’armure rouillée. Fier et déterminé, il s’en allait secourir toutes les demoiselles en détresse. Même celles qui allaient très bien et qui n’avaient rien demandé... »
Voilà qui est curieux, car on dirait ma propre voix. Pourtant, je ne pensais pas connaître la moindre histoire de chevalier. J’espère que ce train sait où il va car, désormais, j'ai fait mon choix et le mouvement est lancé.
Jean Pierre