Ariane Bilheran,
Normalienne, Docteur en Psychopathologie, Consultante, Dirigeante de la société Sémiode.
Introduction
a. Les risques psychosociaux : de quoi parle-t-on ?
Les risques psychosociaux désignent couramment tout ce qui peut porter atteinte à l’intégrité psychique et physique des salariés. Cette atteinte à l’intégrité se traduit chez l’individu par tout ou partie de ces symptômes : malaise et souffrance au travail, stress, burn out (épuisement professionnel), anxiété, angoisse, dépression, agressivité, etc.
La santé physique des salariés subit également le poids de cette atteinte à l’intégrité : troubles musculo-squelettiques, troubles cardiovasculaires… D. Chouanière (2006, p. 172) cite en effet les études scientifiques qui montrent le lien entre les contraintes au travail, l’absence de marge de manœuvre et de soutien social, et l’émergence de certaines pathologies physiques.
Les conduites mêmes des salariées peuvent s’en trouver affectées, par irruption de conflits, pressions, violences, addictions, harcèlements.
b. Le travail
Le travail désigne étymologiquement un instrument de torture à trois pieux (tripalium), d’ordinaire réservé aux esclaves, le loisir intellectuel (otium) étant l’apanage des hommes libres. La seconde partie du XXème siècle, à l’issue de la seconde Guerre Mondiale, a donné lieu à une approche plus humaniste du travail dans les pays occidentaux. En deux siècles, le travail est devenu l’espace d’une réalisation identitaire de l’individu, qui désormais pouvait espérer grimper dans l’échelle sociale grâce aux fruits de ses efforts et de sa persévérance.
Actuellement, depuis une trentaine d’années, est constatée une recrudescence de la souffrance au travail, accompagnée d’une prise de conscience plus nette, dans certains pays, de l’importance du bien-être au travail des individus, au sein des sociétés industrialisées.
Le travail et la situation professionnelles posent ainsi la question de l’identité individuelle, collective et sociétale de la personne, et s’inscrit dans des relations, appréciées ou non, contraintes ou souhaitées. La réalisation identitaire de soi nécessite motivation, autonomie et repères, tant pour l’individu que pour le collectif.
L’analyse de la situation de travail comprend aussi l’écart entre le travail prescrit, le travail effectué et le travail perçu. Les risques psychosociaux ne cessent en effet de poser la question des représentations individuelles et collectives. Loin de stigmatiser les subjectivités, l’approche clinique consiste à donner toute sa part à l’analyse des subjectivités et intersubjectivités, pour ne pas réduire l’humain au quantifiable, à un simple outil de productivité. De même, l’appréciation de la charge de travail ne consiste pas seulement à évaluer le volume du travail, ce qui serait alors un critère restrictif, mais à considérer la charge mentale liée au travail. Ainsi, quelqu’un peut être parfaitement épanoui en ne comptant pas ses heures, pourvu que le travail effectué revête pleinement du sens pour lui. Á l’inverse, un faible volume de travail peut être accompagné d’une forte charge mentale, si le travail est irrégulier, réalisé sous la contrainte, et monotone.
La charge mentale du travail s’évalue à l’aune des modes de prescription du travail, de l’organisation, des ressources humaines et du management, des relations humaines au sein de l’entreprise, de l’environnement professionnel, et des caractéristiques propres aux salariés (ex.: âge, ancienneté…). Par exemple, un management absent engendre une charge mentale de travail supplémentaire, car le salarié doit, outre l’effectuation de son travail, organiser son propre planning, avec le sentiment d’un manque de soutien de la hiérarchie.
c. Troubles psychosociaux et organisation
Il existe pour l’entreprise des indicateurs organisationnels, que les Ressources Humaines, le Management et les Directions ne pensent pas systématiquement à mettre en place, ou ne priorisent pas un temps pour le faire, en raison par exemple d’une surcharge de travail : turn over, absences, arrêts maladie, baisse de productivité, conflits persistants… Ces indicateurs s’ajoutent aux symptômes physiques et psychiques manifestés par les salariés.
Tous les symptômes (signes observables qui ont du sens) psychosociaux manifestent l’impact psychologique de la relation des salariés à leur travail. Au sein de l’organisation, ils sont à apprécier comme un phénomène collectif qui vient perturber le bon fonctionnement du travail. Ils indiquent en eux-mêmes un dérèglement de l’organisation, qui devient pathogène (engendrant les propres maux dont elle souffre) et qui nécessite d’être aidée pour se repositionner dans un fonctionnement harmonieux.
d. L’approche conseil
Pour intervenir avec pertinence sur les risques psychosociaux dans une entreprise, il est nécessaire de produire un travail sur-mesure. Car si les symptômes, notamment psychiques, peuvent paraître similaires à ceux d’autres entreprises, les facteurs et le contexte se révèlent souvent très hétérogènes, et doivent intervenir dans la réflexion.
Cette approche sur-mesure ne peut s’exonérer d’un temps de diagnostic. Il est en effet nécessaire de bien poser un problème avec des hypothèses mûrement pensées pour envisager des solutions pertinentes.
I. Système et culture
I.1. L’entreprise, un système complexe
Une entreprise est une organisation complexe, qui fait système. Qu’est-ce que cela signifie ? Un système est un tout cohérent dont chaque partie qui interagit avec une autre modifie l’ensemble (voir à cet égard les études systémiques de Paul Watzlawick, d’Edgar Morin etc.). Une entreprise est un système relationnel, une sorte de psychisme à elle toute seule, traversée par des processus et des pulsions qui peuvent être vitales et/ou mortifères, souvent contradictoires. Elle est ainsi traversée par un désir de croissance (pulsion de vie) mais aussi parfois par la tentation de l’hypercontrôle (pulsion de mort) qui devient alors néfaste à la croissance.
Ce système est traversé par des sous-systèmes ou « micro-cultures », qui soudent une dimension relationnelle dans le collectif mais instaurent également des clivages (ex. : scissions fortes entre deux services), et sont perturbées par des événements affectant cette dimension. Par exemple, dans un service, si une personne part, le service est déséquilibré, non pas seulement dans la charge de travail, mais également dans sa dimension relationnelle.
Ce qui fait système, ce sont aussi les répétitions, c’est-à-dire le fait que, même après des départs, les processus, les habitudes, les comportements (…) demeurent, en somme ce que l’on qualifie de « culture d’entreprise » : les usages, les langages, les valeurs, en somme, ce qui fait sens pour tous. Ainsi, la « transmission » est une valeur forte dans certaines entreprises, qui n’a pas besoin d’être invoquée en communication pour faire sens : les salariés se mettent d’emblée dans la disposition de transmettre leurs compétences aux nouveaux venus ou bien lors d’un départ en retraite.
I.2. La culture de l’organisation
L’absence de culture de l’entreprise constitue le terreau d’avènement des risques psychosociaux. La culture d’entreprise n’est pas ce que l’entreprise voudrait être (idéal) mais la manière dont elle se structure autour de processus relationnels civilisés. Il s’agit d’une personnalité, d’un tempérament, et non pas de signes extérieurs qui seraient revendiqués. Certaines cultures d’entreprise régressent, souvent malgré elles, en relations d’emprise : surcharge de travail, individualisme sauvage du « chacun pour sa peau », blocage de la délibération, culte tyrannique de la performance, compétition contre les autres (sur le mode « vaincre ou mourir »), modes de gestion et d’organisation centrés autour du contrôle (minutage des tâches, pointage, audits systématiques etc.) et de la surveillance. Dans ces contextes sont souvent tolérés les manques de respect, les incivilités, les atteintes directes ou indirectes à la réputation, les confusions entre la vie privée et la vie professionnelle. Il s’agit là d’une forme systémique de la violence psychologique, c’est-à-dire d’une violence qui se répètera en écho dans les divers étages et services de l’organisation. Les modes de gestion de l’organisation sont à cet égard très significatifs (ex. : primat de la bureaucratie déshumanisée et/ou bien chaos administratif etc.).
I.3. La communication
Les risques psychosociaux peuvent également s’évaluer au travers des modes de communication et d’utilisation du langage, qui forment, eux aussi, la personnalité de l’entreprise. C’est ainsi que chaque entreprise est repérable en propre par des personnes qui n’y appartiennent pas, et l’on dira que, « chez eux, ça fonctionne comme ça ». C’est aussi à partir de la personnalité de l’entreprise, ou bien de l’écart entre sa personnalité et ce qu’elle en diffuse à l’extérieur, qu’une entreprise sera perçue plus ou moins positivement par l’opinion publique.
Ainsi, l’entreprise dont le système favorise, souvent à son insu, les risques psychosociaux, voit se détourner les vertus de la communication, et c’est alors que se manifeste davantage l’écart entre la personnalité effective et la personnalité que l’entreprise souhaite exposer dans sa communication (par exemple, une entreprise où règne le « chacun pour soi », et qui communique sur les valeurs de « l’esprit d’équipe » et de la « solidarité » qu’elle prétend ainsi incarner). Vidée de sens, la communication n’est en effet plus destinée à échanger, mais à manipuler autrui. Il existe alors un déficit en communication authentique, et des stratégies de rupture de la communication sont invoquées, parfois au nom même de la communication : par exemple, tutoyer sans demander l’accord de l’intéressé, couper la parole, ne pas s’écouter, négliger la politesse sociale, injurier en public, ne plus communiquer que de façon indirecte (par mail ou notice, par exemple), siffler, bousculer ou frapper. Parfois, la communication peut aussi consister à ordonner aux salariés de ne plus parler à telle ou telle personne désignée, ou à contrôler les échanges (mise sur écoute des téléphones ou des bureaux etc.). Certains salariés peuvent être empêchés de s’exprimer, isolés, interdits d’accès à leurs conditions de travail ou à des ressources pourtant consenties à des personnes placées dans des situations de travail similaires. Parfois surviennent des atteintes à la réputation (communication sous l’angle de la rumeur collective), des divisions (« à toi je peux le dire… »), et du dénigrement public (par exemple, des accusations de « paranoïa » devant les collègues lors d’une réunion, sous le mode de l’humour, bien entendu).
Dans tous les cas, le langage devient séducteur, dans une incapacité à séparer le temps de la délibération et le temps des actes. Dans ces conditions, l’utilisation du langage est pathogène: une formule peut faire le tour de l’organisation, est reprise de façon incantatoire, et mésinterprétée. La parole opère alors des effets fascinants, envoûtants, répétitifs, tout en étant vidée de son sens. Certains « slogans » de communication sont ainsi répétés à outrance, sans qu’ils fassent sens par le salarié, qui y verra davantage l’effet d’une « propagande d’entreprise ». Ces déficits en communication indiquent là encore l’existence d’une organisation pathogène pour elle-même avant tout, mais aussi dans les relations avec ses concurrents et l’économie. Les lecteurs auront tous ainsi en mémoire des entreprises ayant dit une chose et fait le contraire, d’autres entreprises mettant en œuvre de lourds bilans sociaux où le conflit social sera muselé par l’emploi de « psychologues » destinés à faire digérer la perte d’emploi, qui paraît injuste aux salariés, dans la mesure où l’entreprise continue une croissance pharamineuse.
II. Les organisations pathogènes
II.1. Le concept d’organisation pathogène
Une organisation pathogène est une organisation malade en ce qui concerne ses relations humaines effectives, mais aussi une organisation qui engendre ses propres maladies (ex. : manque de respect dans les relations quotidiennes, isolement et perte du lien social entre les salariés etc.). Des pans entiers de l’organisation en sont affectés, notamment les ressources humaines, qui ne fonctionnent plus vraiment pour la protection des salariés, mais se transforment en contrôleurs et censeurs (identifier les personnes non productives, convoquer arbitrairement des salariés pour avoir des informations sur d’autres…). Dans certaines entreprises, elles sont alors rebaptisées par les salariés « ressources inhumaines ». L’organisation pathogène manque souvent de repères spatiaux (attribution d’un espace propre à chaque salarié pour l’effectuation de son travail), temporels (travail dans l’urgence…), historiques (perte de mémoire collective sur l’histoire de l’organisation, recréation d’une autre histoire, falsifiée, impossibilité à dater les événements…).
II.2. Pulsion de mort et pulsion de vie dans l’organisation
Tout individu est traversé par une pulsion de vie (ce qui le pousse à croître, à grandir, à s’élever, à sublimer ses instincts dans des œuvres utiles à la société, à se rassembler dans la solidarité et à se structurer autour de valeurs) et par une pulsion de mort (ce qui le pousse à se détruire et à agresser). Cette double tendance s’inscrit notamment chez l’enfant, où l’étape de destruction est une étape importante du développement (par exemple, casser ses jouets, mordre le corps de sa mère etc.). L’éducation, c’est-à-dire la culture, vise à intérioriser la pulsion de destruction et à faire naître la conscience morale, pour permettre la vie en société.
L’organisation pathogène est massivement traversée par la pulsion de mort. Elle ne parvient pas à se maintenir, sinon que très partiellement, dans une culture, bien qu’elle puisse prôner en apparence une « culture d’entreprise », des valeurs et des missions. La culture, c’est avant tout, ce qui nous permet de vivre ensemble dans des relations policées, et de se hisser au-dessus de l’état de nature, c’est-à-dire un état sauvage où règnent le sans foi ni loi, et la loi du chacun pour soi. Alors que l’état de nature est un état où s’illustre la pulsion de mort, l’état de culture cherche son refoulement ou sa transformation (sublimation) dans la création d’œuvres nécessaires à la collectivité et à l’humanité (ainsi, l’art est, par exemple, nécessaire pour humaniser quand bien même il ne serait pas « utile » pour une supposée productivité). L’une des manifestations les plus évidentes de la pulsion de mort s’illustre par les suicides en chaîne qui surviennent dans certaines entreprises. Il est évident que ces suicides doivent être interprétés comme des alertes extrêmement sérieuses pour une résolution des troubles psychosociaux au sein de l’entreprise.
Réflexion sur les suicides dans l’organisation Les suicides qui s’enchaînent dans une entreprise interrogent l’existence du plaisir au travail. Les modes de gestion de ces suicides par les directions et le management sont à cet égard très instructifs. Souvent, il s’agit de « cacher » le suicide, comme si l’entreprise avait quelque chose à se reprocher. L’événement sera présenté de façon édulcorée aux salariés, sinon camouflé et maquillé en mort naturelle, du moins dans le discours. De plus, souvent, l’entreprise cherche à se défaire de sa responsabilité en accusant la vie personnelle de l’individu, laquelle serait à l’origine du suicide. Or, cette question des causalités est un faux débat, car les causes du suicide sont multiples, et résident avant tout, sur le plan clinique, dans la petite enfance de la personne (maltraitances infantiles). En revanche, il est évident que le passage à l’acte suicidaire est favorisé lorsque l’environnement professionnel n’est plus suffisamment étayant pour soutenir la personne, ou lorsque cet environnement devient destructeur pour l’individu. Les collègues du salarié suicidé sont alors laissés parfois à l’abandon, à devoir seuls gérer la charge traumatique issue du suicide, qui renvoie chacun à sa propre culpabilité. C’est ainsi que j’ai pu entendre de la part d’un manager que « parler du suicide de M. X, c’est malsain ». Dans l’entreprise en question, la priorité était dévolue au secret, pour éviter la moindre contestation sociale. Les mises en scène des suicides actuelles sont également parlantes à l’égard du lieu de travail. Les personnes laissent parfois des lettres incriminant le travail ; les vagues de suicide ont souvent lieu par pendaison. Or la pendaison, est, dans l’imaginaire collectif, liée à l’infamie, laquelle était réservée aux esclaves dans la Rome Antique. Cicéron, dans les Verrines, évoque ainsi la mort de Gavius, citoyen romain mis au gibet par Verrès sur le rivage de la Sicile, et qui n’a pour sa défense que cette plainte : « Civis romanus sum » (« Je suis citoyen romain »). Le scandale était en effet non pas que Verrès le fasse mourir, mais qu’il le fasse de cette façon. Plus près dans le temps, les pendaisons étaient réservées aux condamnations à mort publiques, destinées à terroriser la population et à « servir d’exemple ». Les vagues de pendaison seraient ainsi, parmi d’autres hypothèses conjointes, vraisemblablement l’indicateur d’une culpabilité excessive circulant dans le système, et qui fait porter par certains l’infamie de ne pas être à la hauteur des exigences et de la violence dudit système.
II.3. La performance et les angoisses d’organisation
Angoisse et organisation
Dans des organisations où l’angoisse est forte, des stratégies défensives se mettent en place. Ce peut être par exemple un mode relationnel pervers, que ce soit dans le management, les relations interservices, ou entre salariés. Dès lors, s’instaurent des modes de terreur et de contrôle, qui sont aux antipodes de l’esprit d’entreprendre. Ces modes ont des impacts symptomatiques forts, et peuvent engendrer massivement, au niveau du travail, des conduites de sabordage, et au niveau psychologique, du stress, de l’angoisse, des problèmes psychosomatiques, des conduites suicidaires etc. Á l’heure actuelle, les troubles psychosociaux viennent exprimer non seulement ce malaise organisationnel, mais également la déficience des solidarités en contre-pouvoir de ce malaise, où la passivité souffrante de l’individu aurait pu se transformer en revendications collectives. Ainsi, les malaises se traduisent par un relationnel difficile, des tensions, des conflits, des modes de fonctionnement pervers (diviser pour mieux régner, séduire puis frustrer, conduites passives etc.), et tout particulièrement, du harcèlement. De fait, le harcèlement dans l’organisation est un symptôme de cadre déficient et, tout particulièrement, d’une permissivité dans les processus de destruction, accompagnée d’une carence forte en autorité (Ariane Bilheran, 2009a et 2009b).
L’idéologie de performance
L’idéologie dominante actuelle est celle de la « performance », qui ne supporte aucune définition claire (confusions entre performance et rentabilité, performance et productivité, performance et reconnaissance…). Cette idéologie floue permet à l’entreprise de légitimer un management par l’affectif, ainsi que le rappelle le sociologue Eugène Enriquez : « Si le technocrate est pris dans l’imaginaire de la maîtrise, par l’intermédiaire de sa passion pour la raison, le stratège, quant à lui, est saisi tout entier par l’imaginaire de la performance et de l’excellence, par le truchement de son affectivité, de ses pulsions inconscientes, et de sa réflexion. La gestion par l’affectif […] va pouvoir, dans l’entreprise stratégique, trouver le champ où se déployer » (E. Enriquez, 1993, p. 8).
L’idéologie de performance vient répondre à une défense de l’organisation contre sa propre angoisse (une angoisse de survie économique dans un marché concurrentiel, c’est-à-dire, pour une entreprise, une angoisse de mort). Si l’entreprise pose de telles exigences de performance, « c’est qu’elle sait qu’elle doit lutter […] contre des angoisses fondamentales, angoisses non seulement des individus, mais encore angoisses spécifiques de l’organisation » (Ibid., p. 9).
Car avec la performance, telle qu’elle est invoquée, l’on oublie qu’il s’agit avant tout d’un équilibre dialectique entre ce que peut produire un individu et son sentiment de satisfaction (bénéfices) au travail. La performance est toujours une logique de groupe constitué d’adjuvants (et non de rivaux). De fait, si l’énergie est consacrée à « se mesurer aux autres », la situation est contre-performante dans son ensemble.
Or, dans la mesure où la performance individuelle dans l’entreprise dépend de la dialectique individu/entreprise, cette question ne peut se départir de sa réciproque : combien l’entreprise est-elle prête à investir de son côté ? L’étude des risques psychosociaux nous indique souvent que l’entreprise n’a pas donné aux salariés les moyens de la performance qu’elle exige d’eux et, ce faisant, les a contraints dans une situation d’impuissance et un sentiment d’échec. Il en est ainsi des séminaires et formations sur « la motivation », censés donner de la motivation à moindre frais, dans des situations de travail pour le moins particulièrement démotivantes (aucune vision d’avenir, aucune reconnaissance professionnelle, aucune autonomie, aucune bientraitance sur le lieu de travail…). L’entreprise se dépouille alors de tout bon sens, en oubliant que toute motivation est une mobilisation d’énergie psychique et physique dans une réalité qui confère les moyens d’y employer ses talents, dons, qualités. Il y a donc deux facteurs dans la performance : la motivation individuelle, et l’adéquation entre ses talents et l’emploi que l’entreprise propose.
La performance, telle qu’elle est souvent invoquée en lieu et place d’être pensée, n’évite pas les constructions réductrices du phénomène humain telles que le recours au contrôle et à la procédure, souvent prônées par les écoles de management, ou encore telles que le recours à un mode de reconnaissance unifocal et inadapté (par exemple, une reconnaissance seulement affective ou seulement financière de la performance du salarié).
Les signes de la contre-performance se traduisent précisément au niveau individuel par l’émergence de troubles psychosociaux (humeurs dépressives, somatisations etc.), qui impactent de façon non négligeable le collectif et l’entreprise. Ces troubles doivent être entendus comme des symptômes d’un dysfonctionnement de l’entreprise dans sa recherche de rentabilité, dans la mesure où ces malaises sont des freins à la performance. Il semblerait là encore que la pression accrue sur la notion de performance engendre des effets pervers de contre-performance (baisse de productivité, conflits engendrant une perte d’énergie et de temps, baisse de motivation générale etc.).
Le sentiment général est celui d’une perte des repères : le salarié ne comprend plus sa place dans l’organisation, ni son rôle, ne sait plus quels sont ses interlocuteurs ni quel est le sens du projet collectif, par exemple. Ainsi, souvent, au nom même de la recherche de performance, l’entreprise risque de développer des phénomènes enkystés de contre-performance.
II.4. Le sacrifice pour l’entreprise
Un idéal collectif sain n’exige pas que l’on se sacrifie pour lui. Or, dans le contexte sociétal actuel, nourri d’angoisses d’avenir, de désir de régression (protection nourricière de l’enfance), d’insécurité fondamentale, sur un plan autant individuel que collectif, l’entreprise moderne exige de chacun du sacrifice : sacrifice sur sa vie privée, sur sa santé, sur les attentes légitimes que chacun peut avoir à l’égard de son travail. Il s’agit de sacrifice, et non d’une motivation, sacrifice consenti car le salarié est soumis à un climat de peur : peur d’être rétrogradé, peur d’être viré, peur d’être mis au placard etc. Au plaisir et à l’autorité s’est substituée la seule contrainte.
Le cadre (qui est censé incarner le cadre, donc rappeler l’existence de la structure, de la loi organisationnelle et de la loi étatique, du cadre temporel des actions etc.) ne se voit plus confier l’autonomie nécessaire qui lui permettrait d’incarner ce cadre et d’en porter la responsabilité. La responsabilité (savoir répondre de ses actes) est noyée dans un collectif qui n’est plus identifié, et chacun se retrouve lui-même victime du système dans lequel il se trouve projeté.
III. L’organisation et les restructurations
III.1. Les modifications du système
Certaines phases de croissance de l’entreprise sont particulièrement critiques, quand elles concernent des périodes de grand changement, de crise, de déstabilisation. Ainsi, alors que le mouvement est une constante chez l’être humain, le changement ne l’est pas. Tout changement au sein d’une entreprise peut être vécu sur un mode très insécure pour les salariés, surtout si ce changement n’est pas accompagné de pédagogie (les raisons du changement, son bien-fondé etc.).
III.2. Changement et résistance au changement
Le changement dans l’organisation est une restructuration liée à une nouvelle configuration dans l’organisation. Le changement ne trouve de légitimité aux yeux des salariés, que s’il offre une valeur ajoutée. Si l’état final ne présente pas des différences avantageuses, le changement proposé ne présente pas d’intérêt. La proposition de changement implique une clarté d’intention et de finalité, donc une certaine pédagogie d’accompagnement. Dans tout autre cas, lorsqu’il n’y a pas de valeur ajoutée, ou que la valeur ajoutée n’est pas comprise, l’entreprise peut s’attendre à une résistance au changement.
La résistance au changement est la conséquence directe du fait que l’action proposée ou évoquée n’est pas suffisamment légitimée. C’est ainsi que les salariés refuseront d’utiliser un nouveau logiciel informatique, ou feront en sorte d’emprunter d’autres voies, si l’entreprise ne leur a pas offert des accompagnements adaptés et pédagogiques qui leur expliquent le mieux-être que le salarié trouvera dans son travail lorsqu’il aura consenti à faire l’effort de changer ses pratiques. De fait, si le mode d’action proposé n’est pas en juste proportion avec la demande d’efforts à fournir pour atteindre les avantages à obtenir, il est évident que la résistance au changement exprime une opposition relative à chaque type d’effort. En somme, une résistance au changement s’illustre généralement dans une attitude d’opposition, par le corps social de l’entreprise, à une modification de ses habitudes, représentations, comportements et valeurs, modification pourtant espérée par les dirigeants. Elle traduit une absence d’adhésion au changement proposé, qui ne fait pas sens pour les salariés, voire vient perturber leur propre système de significations. Elle est un symptôme de dysfonctionnements multiples de l’entreprise en matière de direction, d’organisation et/ou de communication. Mais, surtout, un contexte de résistance au changement est propice à voir surgir, de façon massive et sérieuse, des troubles psychosociaux, sur le terrain d’un stress chronique.
IV. Les risques psychosociaux et l’organisation
IV.1. Modalités des troubles psychosociaux
Le stress
Traditionnellement, le stress est défini comme le résultat de la rencontre entre un ensemble d’exigences, d’agressions ou de contraintes de l’environnement et l’incapacité pour l’individu de s’y adapter. « Stringere » en latin signifie étrangler, prendre à la gorge. Le stress ne peut se mettre en place que dans un contexte de changement d’équilibre pour un individu (professionnel, affectif, financier etc.). Une situation qui change nécessite en effet des conduites d’adaptation, chez les animaux comme chez les êtres humains. Or, le stress provient d’un manque d’adaptation, d’une difficulté à faire face à la nouvelle situation. Le stress manifeste un déséquilibre psychique de la personne, dans son adaptation aux contraintes du nouvel environnement. La situation modifiée vient en effet hausser les stimuli pour la personne, fragiliser voire déséquilibrer le psychisme, et créer un sentiment d’agression, sinon de menace. Si la personne ne trouve pas de ressources pour établir un nouvel équilibre psychique, elle est envahie par le stress.
Il n’y a pas, d’un point de vue clinique, de « bon stress », et le stress ne doit pas être confondu avec la stimulation, laquelle permet une augmentation de la vigilance, de la concentration, de l’attention, ainsi qu’une mobilisation d’énergie psychique que la personne trouve pour faire face à la situation. Mais l’état de stress survient lorsque la stimulation est excessive pour la personne, laquelle ne parvient plus à la gérer sur un plan psychique, et dépense donc une énergie psychique et physique importante à lutter contre l’angoisse et la menace de déstructuration psychologique du fait de la sollicitation excessive (apparition de troubles mnésiques, difficultés de concentration, palpitations, tremblements, transpiration excessive…). De surcroît, l’état de stress chronique des salariés est à l’origine de troubles psychosomatiques. Par exemple, le stress peut engendrer des dorsalgies, la personne ayant trop à (sup)porter et en ayant « plein le dos ».
IV.2. Harcèlement et organisation
La présence de harcèlement dans une organisation est un indicateur grave des troubles psychosociaux. Il est extrêmement réducteur, quoique très rassurant, de concevoir le harcèlement comme le problème personnel qui oppose deux individus, et qui n’a rien à voir avec l’organisation. Lorsqu’en effet une organisation laisse supposer une permissivité relationnelle telle que certains s’arrogent le droit de harceler, il s’agit déjà d’une organisation pathogène, qui encourage, parfois à son insu, certaines pratiques relationnelles contre-productives (humiliations, pseudo-humour, stratégies d’isolement…). Bien plus, certaines organisations souhaitent avant tout « étouffer le scandale », et désignent alors implicitement ou explicitement le harcelé comme personne à « éliminer » de l’organisation. Les harcèlements sont ainsi « cautionnés » pour tout ou partie par l’entreprise, et même, dans certains cas, encouragés.
Car l’une des façons d’exprimer cette angoisse individuelle, groupale, organisationnelle et sociétale se traduit dans le harcèlement. L’angoisse organisationnelle crée des stratégies défensives, dont le harcèlement fait partie. Car les logiques de harcèlement permettent d’obtenir l’aliénation groupale, et de contrer l’angoisse de mort de l’entreprise (je contrôle, donc je vis, et je contrôle pour ne pas perdre).
Dans certaines organisations, par exemple (mais pas seulement) sur des secteurs notamment très concurrentiels et activateurs d’angoisse massive, le harcèlement est insufflé par la Direction elle-même, soit que la Direction veuille contrôler pour éviter que les salariés ne se rendent compte de certaines malversations (ex. : détournement de fonds), soit que la Direction veuille éviter que la concurrence ne récupère ses salariés, soit que la Direction se laisse dicter cette logique par les exigences de l’actionnariat à court terme (dont dépend aussi la survie de l’entreprise). Ces facteurs (et d’autres, bien sûr, la liste n’étant pas exhaustive), peuvent se cumuler entre eux. Dès lors, la Direction et le Top Management peuvent aller jusqu’à inciter des pratiques harceleuses, et encourager la promotion active de sujets qui présentent des processus pervers.
Quoi qu’il en soit, une organisation laissant place aux harcèlements, qu’elle les incite, les tolère, ou ne les sanctionne pas, se retrouve prise dans un système dont elle n’a plus la maîtrise. Il s’agit d’un système où le cadre n’est plus efficient, puisque « tout est permis », et où les manifestations de cet « anarchisme relationnel » peuvent avoir des implications graves non seulement pour les salariés, mais pour l’organisation elle-même, qui se retrouve prise à son propre piège. La capacité d’entreprendre est en effet inversement proportionnelle à des logiques autoritaires ou laxistes. Elle suppose un cadre, des autorités, des garants, et une cohérence du projet sur la durée, des projets entre eux, qu’ils soient des projets ponctuels ou des projets organisationnels plus vastes.
V. Focus sur la sensibilisation aux risques psychosociaux
La priorité revient au diagnostic, nécessaire pour bien poser les problèmes rencontrés par l’organisation. Quand l’entreprise s’est dotée d’indicateurs d’alertes clairs et pertinents des troubles psychosociaux, le travail du consultant s’en trouve grandement facilité. Avant toute préconisation, il convient en conséquence de poser un diagnostic pertinent, intégrant la somme des facteurs en jeu dans la survenue des risques psychosociaux. La méthodologie du diagnostic en troubles psychosociaux est semblable à celle d’un enquêteur. Il ne s’agit pas d’une quête de vérité unique (ce qui serait, somme toute, assez totalitaire comme approche et très imparfait sur un plan philosophique), mais de croiser différentes représentations et perspectives, afin de mettre en lien, de trouver une cohérence et d’analyser les processus émergents des risques psychosociaux dans leur pleine complexité. Tel un médecin posant son diagnostic sur une maladie par l’observation clinique des symptômes du corps et du psychisme du malade et leur mise en cohérence, le consultant observe la multiplicité des symptômes et déduit le malaise par interprétation et déduction logique. Les relations humaines ne sont bâties qu’autour de représentations subjectives et d’interprétations. Pour le consultant, il ne s’agit pas de bannir ces représentations, mais de les ajuster dans un système cohérent pour mieux les comprendre. La question n’est pas de savoir si c’est vrai, mais pourquoi les salariés en viennent à se représenter leur situation de travail ainsi, et à subir des troubles psychosociaux.
Le diagnostic envisage l’entreprise comme une personnalité : histoire, événements majeurs mais également traumatiques, ancienneté, culture du produit etc. Ce n’est que par l’analyse du Tout et des symptômes de ce Tout que le consultant parvient à dégager des lignes de force explicatives des troubles psychosociaux et préventive des risques ultérieurs.
Á partir de cette enquête, les hypothèses sur les facteurs des risques psychosociaux dans l’entreprise sont alors proposées, et permettent de travailler de concert avec les acteurs clés de l’organisation.
Il est indispensable que le consultant soit un référent tiers, qui puisse penser les relations humaines dans l’entreprise en toute indépendance, mais aussi qu’il soit encadré, dans sa profession, par un respect scrupuleux d’une déontologie d’intervention. Le consultant apporte des éclairages, en aucun cas il ne saurait se substituer au travail de remise en question que les acteurs de l’entreprise doivent produire sur leur organisation.
Les préconisations sont toujours sur-mesure et envisagent les troubles psychosociaux dans leur lien avec les facteurs organisationnels. Elles peuvent porter, à titre d’exemple, sur la politique de recrutement et d’intégration des nouveaux arrivants, la transmission des connaissances, les modes de reconnaissance du travail, la définition des rôles et responsabilités dans l’organisation du travail, la gestion des compétences et des formations, l’évolution professionnelle, la sensibilisation des managers aux risques psychosociaux, des groupes de parole…
Dans tous les cas, ces préconisations doivent être comprises et travaillées entre les différents acteurs ressources de l’entreprise (médecin du travail, CHSCT, Direction des Ressources Humaines…) mais aussi avec des acteurs extérieurs (inspecteur du travail, direction départementale des affaires sanitaires et sociales, service Prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles de la CRAM…).
Ce qu’il est important de retenir, c’est qu’une organisation pathogène ne peut résoudre ses troubles psychosociaux qu’en faisant appel à des intervenants extérieurs qualifiés, indépendants, et régis par une déontologie professionnelle. Il est illusoire pour l’entreprise de croire qu’elle aura les moyens de se soigner elle-même, ce qui, là encore, serait le signe d’une velléité d’omnipotence. D’autre part, dans la mesure où l’organisation pathogène engendre ses propres maux, elle ne peut, sans aide extérieure, parvenir à renverser le cercle vicieux en cercle vertueux. En revanche, le désir de changement par l’entreprise, lorsqu’elle fait appel à des intervenants extérieurs, est capital pour faire un travail optimal. En premier lieu, l’entreprise doit sortir du déni, et ne peut le faire que par un accompagnement extérieur qualifié et experts dans les risques psychosociaux.
Conclusion
En conclusion, les risques psychosociaux sont les produits d’un système. Dans le système, règne une culture, avec des cerveaux, des exécutants, des témoins et des victimes. L’un des arguments dominants, pour la prise en compte des risques psychosociaux par l’entreprise, consiste à dire que l’entreprise doit mesurer les coûts directs et indirects de cette absence de prise en compte. Certes, cela peut être intéressant de chiffrer ce qui relève pourtant du bon sens (l’on ne récolte que ce que l’on sème : la bientraitance engendre la bientraitance et l’abondance, la maltraitance engendre la maltraitance et la disette), mais il s’agit là d’un argument étonnant. En des temps où la notion de « morale » est utilisée comme une injure, il me semble pertinent de la revendiquer ici, en rappelant que l’être humain n’a d’autres finalités que lui-même, qu’il est un sujet doté de conscience, et ne saurait être objet d’exploitation, de marchandage, de rentabilité, c’est-à-dire que l’entreprise n’a pas à poser sur une même échelle de valeurs le respect de l’intégrité psychique et physique de ses salariés, et le coût qu’impliquerait ce respect.
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