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Des dangers d'une idéologie sanitaire

Dernière mise à jour : 3 juil.


Médecin au chevet d’une malade. Bas-relief, IVe siècle avant notre ère – Musée du Pirée


Au hasard de mes recherches, je suis tombée sur un article de 2014, rédigé par l’historien Johann Chapoutot (cf. infra en pièce jointe, pour une lecture complète).


Cet article se nomme :

« Éradiquer le typhus : imaginaire médical et discours sanitaire nazi dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944) »


Et je découvre alors, car en définitive jamais cette partie de l’Histoire ne m’avait été enseignée aussi clairement, que ce qui a justifié la persécution puis l’éradication des Juifs fut ni plus ni moins qu’une idéologie sanitaire.


Qu’est-ce qu’une idéologie ?


C’est une croyance délirante qui s’orchestre autour d’une folie raisonnante (produite par une paranoïa individuelle et/ou collective), et caractérise le totalitarisme selon Hannah Arendt.

Le totalitarisme n’existe en effet pas sans idéologie.


Et cette croyance délirante d’apparence pseudo-logique veut absolument que la réalité de l’expérience se plie à elle ; la pensée n’est plus régulée par le retour d’expérience ; elle s’impose en tant que certitude délirante sur l’expérience, interprète et déforme la réalité pour la faire plier sous sa folie, et la lire au travers du prisme de son dogme qui ne souffre d’aucune remise en question (cf. mon article « Terrorisme : Jeunesse, idéaux et paranoïa »).


Alors, tout simplement, je voudrais ici publier des extraits de cet article de Johann Chapoutot en incitant les lecteurs à aller lire en entier ce travail.


L’immense mérite de cet article en effet est, au-delà d’une reconstitution historique des faits qui ont conduit les Nazis à l’apogée de leur délire paranoïaque collectif, à savoir l’extermination de masse, de permettre de réfléchir au statut de ce qu’est une idéologie, qui plus est de type sanitaire, et comment l’idéologie orchestre le délire collectif et partant, organise le totalitarisme dans ses pulsions liberticides et mortifères, l’obsession xénophobe étant en définitive applicable aux épidémies, aux microbes et aux bactéries, puisque la psychose paranoïaque s'enracine aussi dans sa folie sur l’hypocondrie (crainte des maladies) délirante.


Ce qu’il convient de noter également, c’est qu’outre la propagande liée à l’idéologie sanitaire, justifiant les maltraitances, les persécutions et l’extermination massives, les Nazis créaient le problème (répandre l’épidémie) qu’ils prétendaient ensuite résoudre, pour « sauver » l’Allemagne.


L’on découvrira dans cet article la fermeture des frontières d’Allemagne, et la mise en place des certificats sanitaires et de visa sanitaire pour restreindre la mobilité des citoyens.


Je souhaite également rappeler que les couvre-feux, horaires de sortie, mises en quarantaine etc. ont fait partie des lois spéciales encadrant les ghettos juifs.


Et que les Nazis avaient assimilé l'épidémie de typhus à la peste, comparaison reprise par certains dirigeants politiques sur la situation mondiale vécue depuis début 2020.


Libre à chacun d’estimer que notre présent n’a rien à voir avec une quelconque idéologie sanitaire.

Libre à chacun de penser qu’il y a pire que le totalitarisme.

Pour ma part, je ne vois pas de plus grand danger pour l'humanité qu'un totalitarisme d'essence mondiale, avec son lot de destructions de masse à venir, qui font nécessairement partie du mode de pensée idéologique totalitaire.

L'avenir nous renseignera. Les véritables historiens feront leur travail.

Il est très rare de comprendre sur le moment les enjeux de sa propre époque, nous n'avons pas le recul.


C'est rarement sur le moment même d'une situation de panique que l'on y voit clair.

Et c'est aussi pour cela qu'il convient de se méfier des décisions politiques prises dans la précipitation sur la panique des peuples.


D’où viennent ces épidémies ?

Sont-elles aujourd’hui partiellement ou totalement créées, comment et par qui ?

Cette question peut-elle même simplement être posée, dans la mesure où l’Histoire nous a démontré que tout est possible, les Nazis l’avaient bien fait, en se posant en sauveurs pervers de situations épidémiques qu’ils avaient eux-mêmes créées ?

L’idéologie nazie, financée à l’époque par le grand Capital et de grands financiers et industriels est-elle définitivement morte ?

Y a-t-il une ou plusieurs idéologie(s) masquées véhiculées dans les médias de masse ?

Comment le pouvoir s’empare-t-il des épidémies pour orchestrer des régimes totalitaires ?

A qui profitent toute cette détresse mondiale, ces morts et ces souffrances, ces désastres économiques etc. ?

Certains s’enrichissent-ils davantage tandis que d’autres tombent dans la misère ?

Quelle est la chaîne de décisions, depuis le financeur et le commanditaire jusqu’à l’exécutant ?

Quelle est l’origine des toutes les premières décisions, et quelle est sa validité épistémologique ?

Quel est le bilan des décisions politiques prises ?

Est-on en train de basculer dans le totalitarisme, et quelle est la suite des prétentions politiques à masque sanitaire ?

Etc. etc. etc.


Chacun, en tant qu’esprit libre, a le droit de réfléchir à ses propres réponses, mais surtout de se poser les questions préliminaires à l’investigation, à savoir les 7 questions de Quintilien : Quoi, Qui, Quand, Où, Comment, Combien, Pourquoi, avant d’y ajouter la fameuse question de Cicéron : à qui profite le crime (cui bono) ?


La mesure, l’équilibre, la tempérance, le doute et la prudence sont souvent nécessaires pour éviter d’aventure de se retrouver malgré soi avalé dans une idéologie, lorsqu’elle s’emballe.

Et surtout pour pouvoir mettre des limites à ses folles prétentions.


Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), docteur en psychopathologie



Extraits


Voici les extraits principaux de cet article, qui montre bien comment s'organise au fur et à mesure des années la montée en puissance de l'idéologie jusqu'à son apogée criminelle :


« La guerre à l’Est, qui commence le 01er septembre 1939 avec l’attaque de la Pologne, fut accompagnée d’une lourde artillerie discursive qui visait à présenter les territoires de l’Est (Pologne, puis URSS en 1941) comme ceux de tous les dangers biologiques : l’Est, terre sale peuplée de Slaves arriérés et de Juifs contaminants, et une terre biologiquement virulente. Y sévissent des pathologies inconnues en Allemagne, terre propre gouvernée par des médecins, patrie de Robert Koch et des vaccins. Les progrès de l’hygiène et de la science ont fait de l’Allemagne la patrie de la santé, ce qui éminemment positif, mais également dangereux, car les organismes allemands ne sont plus immunisés contre des affections désormais oubliées.


(…)


Les troupes allemandes sont prévenues du danger. Dans une série d’ordres, échelonnés de décembre 1940 à juin 1941, la Wehrmacht, les Waffen-SS et la police allemande sont instruits que tout, à l’Est, est facteur de mort : la nourriture, l’eau, les puits… mais aussi les « poignées de portes » ou, en cas de soif pressante, les « bras de pompe », autant d’objets manipulés par les ennemis et possiblement contaminés ou empoisonnés, que l’on aura soin de ne pas toucher ni effleurer.


Ce discours de psychose pathologique s’accompagne de pratiques très concrètes : l’usage massif, sur les fronts de l’Est, du lance-flammes qui permet la destruction à distance (l’amplitude du jet est de 25-30 m), d’habitations et de refuges – et qui évite donc de saisir les fameuses poignées de porte ; l’éradication biologique des élites polonaises par des unités spéciales du SD (Einsatzgruppen), puis le génocide systématique visant les populations juives d’URSS dès juin 1941 ; la ghettoïsation dès l’automne 1939, puis l’assassinant industriel de la population juive de Pologne puis d’Europe occidentale à partir du printemps 1942.


Au sein du Gouvernement général de Pologne (Pologne occupée non annexée au Reich), les pratiques de marquage et de parcage de la population juive s’inscrivent dans un imaginaire médical qui leur donne sens et justification : le soldat, le SS et le policier allemand agissent en médecins contre un danger de nature pathologique. C’est ce qu’affirme un ouvrage collectif de 1941, édité par les services sanitaires du Gouvernement général intitulé Guerre aux épidémies ! La mission sanitaire allemande à l’Est.


(…)


De manière significative, la constitution de ghettos fermés est présentée par le médecin allemand comme une mesure sanitaire de quarantaine.


(…)


La quarantaine imposée à la population juive revêt un sens strictement médical. Sa nécessité est dictée par la virulence de la maladie : les Allemands agissent au mieux face à un fait morbide dont ils ne peuvent que constater l’existence, avant d’en induire les conséquences. En effet comme :


"le Juif est quasiment le seul vecteur de l’épidémie et que, en cas de contamination d’un non-Juif, on remonte le plus souvent à une source d’infection juive, il est apparu urgent, aux fins de protection de la population, de restreindre la liberté de circulation des habitants juifs, de soumettre leur usage du train à une autorisation administrative médicale particulière, de les orienter vers des parcs désignés à leur seul usage (puisque, par exemple, la transmission des puces infectieuses est facilitée par l’usage commun des bancs), de leur interdire la fréquentation des omnibus et de leur réserver des compartiments particuliers dans les trams."


(…)


de même, plus généralement, c’est le ghetto tout entier qui est présenté par l’article comme une zone de quarantaine, un quartier d’isolement sanitaire « totalement fermé vers l’extérieur », un « réservoir à Juifs » (Judenreservoir) dont il est désormais heureusement impossible de « s’échapper ».


Cynisme ? L’ouvrage rédigé par les médecins que nous évoquions est paru en 1941, au moment où l’élimination physique des Juifs de l’est débute – à l’été – avant que, à l’automne, ne soit envisagée celle de la totalité des Juifs du continent européen. On s’étonne que, jusque dans la presse, la politique anti-juive du Reich soit qualifiée de « mesures de protection », justifiées par la « nécessité médicale ». Il reste que, quelques mois avant que Hitler et Himmler ne prennent la décision d’assassiner industriellement les Juifs de Pologne et d’Europe de l’Ouest, mais au moment où le génocide systématique des populations juives d’urss bat son plein sur le terrain, Goebbels note dans son journal :


« Dans le ghetto de Varsovie, on a noté une certaine montée du typhus. Mais on a pris des mesures pour qu’on ne les fasse pas sortir du ghetto. Après tout, les Juifs ont toujours été des vecteurs de maladies contagieuses. Il faut ou bien les entasser dans un ghetto et les abandonner à eux-mêmes, ou bien les liquider ; sinon, ils contamineront toujours la population saine des États civilisés. »


Cet extrait du journal de Goebbels et le livre de 1941 nous indiquent quelques repères pour cartographier cet univers mental nazi bio-médical ordonné par un idéal aseptique. Le nazisme, qui se veut transcription politique des lois de la nature, conçoit l’ennemi en termes biologico-pathologiques et prétend développer des pratiques dont la fin est ouvertement et littéralement axénique : il s’agit de débarrasser le peuple allemand et tous les territoires du Reich (l’espace vital, l’espace où se déploie la vie de la race) de tout élément étranger (xenos) et hostile susceptible de le contaminer et de l’affaiblir, voire de le détruire. Ces idéaux et ces catégories font l’objet d’une large publicité : le discours nazi est saturé de termes biologiques et médicaux, et abuse du terme de « Seuche » (épidémie) ou de « Pest » pour désigner l’ennemi.


(…)

L’analogie d’une propagande grossière devient une pure et simple assimilation qui sous-tend le message suivant : l’allemand ou le soldat allemand est d’autant plus en danger que le danger est invisible et que, trop longtemps, les allemands n’ont pas été conscients de la nocivité du Juif. Seule la science de la race, politiquement promue par le national-socialisme, a pleinement révélé ce danger, de même que robert Koch, à la fin du XIXème siècle, a identifié le bacille de la tuberculose : la science et la politique ont fait la lumière (« Allemagne, réveille-toi ! ») sur des dangers éternels, mais jadis invisibles.


(…)


Les Nazis se veulent les robert Koch de la politique : il faut révéler et isoler le Juif comme vecteur de la maladie ou agent pathogène, et agir médicalement, sur le mode prophylactique (interdiction des mariages « mixtes » et de toute relation sexuelle « interraciale » par les lois de septembre 1935) et curatif (traitement aseptique). Cette médicalisation de l’antisémitisme est une tendance structurelle du nazisme, qui se prétend transcription politique et juridique des lois de la nature. Elle révèle également la prise en charge de la « question juive » par une tendance du nazisme qui s’impose peu à peu, et qui est celle de la SS : ultra-raciste, élitiste et sans compromis, mais soucieuse de promouvoir une approche dépassionnée des « problèmes » de l’Allemagne, une approche à la fois « fanatique [dans la conviction] et froide [dans la pratique] », bien éloignée de l’antisémitisme vulgaire, tapageur et in fine contre-productif, de la SA et des démagogues à la Julius Streicher.


La SS et la police allemande se veulent le corps médical de la nouvelle Allemagne, agissant toujours pour le salut biologique de la communauté qu’elle protège. Une fois que la décision est prise de tuer et non plus seulement d’expulser l’allogène, la SS diffuse massivement ce discours sanitaire et médical qui fonde les pratiques de meurtre et les rend acceptables en les justifiant par un impératif sanitaire et salutaire.


(…)


Le discours médical, qui effraye car il dénonce un danger virulent, rassure également, non seulement parce qu’il prétend s’attaquer au mal ainsi identifié, mais encore parce qu’il propose des protocoles d’action, des modes de traitement curatif. L’Allemagne comme communauté biologique n’est donc plus soumise à la fatalité malheureuse du fléau, mais dispose, grâce à sa science et à son ingénierie médicale et sanitaire, des moyens de le maîtriser et de l’éradiquer.


Parler et penser en termes de procédures, de méthodes et de modus operandi permet également de focaliser l’attention et de concentrer les intelligences sur le calcul des moyens, et de mettre à distance les fins – d’occulter ainsi le fait qu’il s’agit de combattre, voire d’éradiquer, non des puces, mais des êtres humains. Au-delà de notre seul cas d’espèce, c’est une des grandes vertus des métaphores dans le discours nazi : omniprésentes, celles-ci sont prises et à prendre au sens le plus littéral du terme, abolissant toute distance entre le réel décrit et l’image proposée, elles permettent d’avoir une prise sur le réel en offrant des modes d’action sur l’image, modes d’action justifiés par le caractère contraignant de celle-ci. Les puces infectieuses sont traitées dans un processus de désinfection, les orties sont arrachées, les champs, sont binés. Quant aux arbres, ils sont faits pour être taillés, et les verrues pour être brûlées, etc. Toutes ces métaphores, qui ressortissent aux registres agricole, horticole, médical, visent à montrer à leur destinataire qu’il n’a pas le choix : l’ortie, urticante et néfaste, doit être arrachée et brûlée. Il n’est question ici ni d’idéologie, ni de politique, mais de nécessité naturelle – c’est ce qu’explique souvent Heinrich Himmler, familier de la tournure métaphorique :


« Nous sommes les premiers à avoir résolu la question du sang par nos actes (...). L’antisémitisme, c’est une question de désinfection. Éradiquer les puces infectieuses, ce n’est pas une question d’idéologie. C’est une affaire d’hygiène, de la même manière, l’antisémitisme n’a jamais été, à nos yeux, une question idéologique, mais une affaire d’hygiène, une affaire bientôt réglée, soit dit en passant. Nous serons bientôt débarrassés de nos poux. Nous en avons encore 20 000. Après, ce sera terminé pour l’Allemagne toute entière. »


(…)


Ce type de propos et d’images est courant dans le discours des hiérarques du parti et de l’État nazis. Ils sont tributaires d’une médicalisation du discours politique qui, depuis la fin du XIXème siècle, va de pair avec une naturalisation de la culture et de l’histoire, dans le sillage du darwinisme social, mais aussi des progrès des sciences naturelles et de la médecine, qui tendent à faire de ces sciences la science par excellence, dont les concepts, les méthodes et les principes pourraient être appliqués à toute réalité.


(…)


Après que la décision d’assassiner tous les Juifs du continent a été prise, vraisemblablement en décembre 1941, Hitler multiplie les notations biologiques et médicales. Soucieux d’obéir aux lois de la nature, le Führer affirme qu’« un peuple qui n’a pas de Juifs est rendu à l’ordre naturel », à un bénéfique état de santé en accord avec les décrets éternels de la nature. Quelques jours plus tard, il estime être l’égal des grands génies de la médecine qui, en découvrant les modalités de développement et de transmission des maladies les plus redoutables, ont bien mérité de l’humanité : « nous devons aujourd’hui mener le même combat que celui que Pasteur et Koch ont mené. d’innombrables maladies ont pour cause un seul bacille : le Juif ! [...]. Nous retrouverons la santé quand nous aurons éliminé le Juif ».


(…)


Ces considérations ne restent pas générales ni vaines. Elles ne sont pas uniquement agitées dans un but de propagande par des orateurs en mal de métaphores, mais elles constituent des ques- tions de politique sanitaire concrète, au niveau des administrateurs régionaux et locaux. Dans un conseil de gouvernement rassemblant les autorités policières, sanitaires et les différentes administrations du Gouvernement Général, Hans Frank demande le 16 décembre 1941 un rapport complet sur la situation de sa région. Confronté à des exposés alarmants qui l’alertent sur les progrès du typhus, le gouverneur frank estime qu’« il faut réprimer avec la plus grande brutalité les Juifs qui quittent le ghetto. La peine de mort prévue dans ce cas doit être désormais appliquée le plus rapidement possible ».


Le juriste Hans Frank précise que, « le cas échéant, une simplification de la procédure devant le tribunal spécial doit intervenir ». Le gouverneur du district de radom, Ernst Kundt, prend alors la parole pour se féliciter de la contention de l’épidémie dans son district, due à la sévère rétention des Juifs dans leurs ghettos et aux sanctions très lourdes qui visent tout allemand qui « serait en commerce » avec eux. Ernst Kundt souhaite lui aussi, comme son supérieur Frank, que « le respect des formes hiérarchiques » n’empêche plus une application rapide des peines de mort prononcées. La discussion est conclue par le général SS Karl schöngarth, docteur en droit et « Bds GG » (commandant de la police de sécurité du Gouvernement général), qui « salue avec gratitude » l’initiative de son collègue BdO, qui a édicté un « ordre de tirer, sur le fondement duquel il est possible d’ouvrir le feu sur les Juifs que l’on rencontre sur les routes ».


(…)


Éliminer la maladie revient donc à éliminer le Juif.


(…)


Ainsi de ce film, intitulé Juifs, poux et typhus en polonais et Juifs, puces et blattes en allemand38. Commandé et diffusé en 1942 par les services sanitaires du Gouvernement général, destiné à la population de la Pologne occupée et aux personnels civils et militaires allemands, ce film de 9’ 14” débute fort classiquement par des images d’un ghetto où règnent la promiscuité, la saleté et l’obscurité. À quelques images de Juifs visiblement asthéniques succèdent schémas et coupes de la puce infectieuse responsable de la contamination typhique. Contre cette déshérence morbide, l’ingénierie sanitaire allemande intervient : sous le commandement d’un sous-officier, un commando de Juifs en blouses vient prélever matelas, tissus, châlits, placés dans une pièce hermétique aux fins de fumigation.


À la désinfection des objets succède celle des êtres : des malheureux, amaigris et épuisés, se déshabillent avec lassitude, le regard vide, devant la caméra, qui ne perd rien de la suite – ni de la tonte des cheveux, ni de celle du pubis, ni de la douche. Une séquence intercalée montre les vêtements à leur sortie de cuve : soumis à une vaporisation intense, ils en sortent purifiés et à nouveau propres – c’est le mot – à l’usage.


On ne peut pas en dire autant des Juifs : aussi accablés et fatigués à leur sortie de douche qu’auparavant, les êtres ne semblent pas aussi immaculés que les objets. Significativement, le film s’achève en effet sur une longue séquence hospitalière : d’autres malheureux, visiblement en état de cachexie, sont manipulés sans ménagement devant la caméra, selon un protocole cinématographique courant dans les films sanitaires et médicaux nazis. Les documentaristes s’attardent sur les symptômes et stigmates de l’affection, notamment sur les pétéchies qui affligent la poitrine nue d’une jeune femme qu’un médecin manipule comme une pouliche, exorbitant ses yeux, ouvrant avec violence sa bouche pour exhiber ses gencives gonflées par la maladie.


La conclusion implicite, mais si expresse, de cette séquence est que le typhus ne peut être vaincu que par l’éradication des agents pathogènes, comme dans les chambres de fumigation et dans les cuves de désinfection.


En 1942, au moment où ce film est diffusé, le traitement chimique d’êtres humains, suivis de leur crémation, est déjà une pratique nazie éprouvée : 70 à 80 000 malades mentaux allemands ont déjà été gazés et brûlés par la SS dans le cadre de l’opération T4 (octobre 1939- août 1941), et des essais d’empoisonnement au monoxyde de carbone et au zyklon B ont été effectués dans plusieurs centres expérimentaux à l’automne 1941 (Auschwitz, Chelmno). La sidération qui frappe le spectateur du film Juden, Läuse, Wanzen provient du fait que ce qui est décrit à l’écran correspond très précisément au protocole testé à l’automne 1941 puis suivi dans les centres de mise à mort qui entrent massivement en action au printemps 1942 : les vêtements sont prélevés et désinfectés dans des cuves prévues à cet effet (avant d’être expédiés vers le Reich), tandis que leurs propriétaires sont dirigés vers des salles de douche où le processus de désinfection ne recourt ni à l’eau, ni au savon, mais à la fumigation – par un produit auparavant utilisé contre les insectes, la vermine et les rats, le Zyklon B, acide prussique concentré produit par la Degesch (Deutsche Gesellschaft für Schädlingsbekämfung), la « société allemande de lutte contre les nuisibles » – terme qui, dans ce contexte mental et pratique, revêt tout son sens. Des stocks de zyklon B étaient présents à Auschwitz, où ils étaient utilisés pour la désinfection des bâtiments, avant que le commandant Rudolf Höss ne les teste sur des êtres humains (des prisonniers russes) et ne se convainque de leur remarquable efficacité : la mort est moins coûteuse et plus rapide que par l’empoisonnement au monoxyde de carbone, qui nécessitait l’immobilisation de moteurs de chars ou de camions et une grande consommation de diesel.


(…)


Le film antityphique de 1942 semble tout montrer, tout révéler de la procédure d’assassinat industriel pratiquée dans les centres de mise à mort polonais mis en service la même année : tonte, douche, fumigation. Peut-être est-il destiné avant tout aux personnels du « traitement spécial », à ceux qui savent, et qui doivent se convaincre de la nature sanitaire de leurs pratiques. En tout cas, il témoigne d’un imaginaire de l’éradication germinique qui ne peut conduire qu’à la destruction des agents pathogènes – les puces dans les cuves et salles hermétiques, mais aussi les porteurs plus ou moins sains que le film montre au début (images du ghetto) et à la fin (images de l’hôpital).


Il en va de même pour ce manuel sanitaire édité par l’Institut d’Hygiène de la Waffen-SS et publié en 1943 sous le titre Dégerminification, désinfection, asepsie. Rédigé par un médecin et capitaine de réserve de la SS, ce manuel, destiné aux troupes combattantes et non aux personnels des centres de mise à mort, prétend répondre aux questions sanitaires qui se posent à toute troupe en campagne. Manuel neutre, technique, donc, mais que son inscription dans l’économie générale de la culture nazie rend signifiant bien au-delà de son objectif proclamé.


(…)


après avoir annoncé, dans son avant-propos, que « les mauvaises conditions sanitaires régnant dans les anciens territoires polonais et soviétiques ainsi que l’apparition d’épidémies inconnues – ou fort rares – dans l’espace allemand obligent chacun d’entre ceux qui sont responsables de la santé du peuple allemand à étudier les moyens de combattre les agents ou les vecteurs de maladies » et après avoir rendu hommage au Dr Koch, le manuel du Dr Doetzer rappelle que « le point de départ d’une épidémie est toujours un individu ou un animal malade » et que, pour « prévenir la diffusion des germes morbides », il est indiqué de les « mettre à l’écart, de les éloigner temporairement ou définitivement de la communauté (Gemeinschaft) », voire de les « exterminer par une opération létale », notamment s’il s’agit « d’animaux sans valeur particulière ».


Quant aux porteurs sains, ils « doivent être traités et isolés comme des malades » : les Juifs, souvenons-nous, sont aux yeux des nazis des porteurs sains, c’est-à-dire des vecteurs pathologiques, qui ne sont pas malades eux-mêmes, car ils sont immunisés, mais qui sont contaminants. En somme, résume l’auteur, la « propagation d’une maladie infectieuse est évitée par l’isolement ou la destruction de l’individu malade ».


Pour parvenir à l’asepsie totale, l’auteur recommande l’usage du feu et la procédure de la crémation, un feu qui « doit être maintenu à une température telle qu’aucun reste ne demeure épargné par la destruction ». À cette fin, l’usage de « fours crématoires [...] alimentés en combustibles complémentaires (coke, charbon, gaz, essence, huiles de chauffage, etc.) » est recommandé, car « seules les installations fermées permettent d’atteindre avec certitude des températures qui rendent possibles une crémation totale ».


Outre la destruction par le feu, le traitement chimique est possible : cette « désinfection chimique » a cependant, c’est à la fois sa vertu et son danger, « la capacité de détruire tous les êtres vivants », y compris « les êtres vivants évolués, pour qui elle est nocive ». L’auteur suggère l’usage du Zyklon B, dont il vante « l’effet mortel très fort, immédiat », ce qui suppose des précautions strictes : les espaces visés doivent être, au préalable, « vidés de toute présence humaine », et les préposés à la désinfection doivent porter gants et masques. Sans une série de photographies pp. 120 et 121, l’auteur pousse l’obligeance jusqu’à indiquer comment ouvrir et manipuler sans danger les boîtes hermétiques contenant les galettes d’acide prussique avant leur vaporisation. Cette pédagogie par l’image décrit également les autoclaves, dont un schéma nous est proposé p. 25, mais aussi les saunas de campagne (pp. 162-163), ainsi que les nombreux schémas et dessins représentants les puces, poux et insectes divers que le manuel désigne comme ennemis et invite à reconnaître pour les détruire.


(…)


L’historien Paul Weindling a magistralement montré, dans un livre intitulé Epidemics and Genocide, que ces procédures ne se bornent pas à rassurer le bourreau en le convaincant de la justesse et de la pertinence de son office. Weindling montre également que les victimes elles-mêmes sont apaisées, rassurées, par des protocoles dont elles ont entendu parler et dont certains membres de leur famille avaient pu elles-mêmes faire l’expérience dans les décennies précédentes. Confrontées à un bouleversement de ses frontières à l’est, consé- quence du Traité de Versailles, l’Allemagne – celle de la République de Weimar – avait érigé, pour faire face à l’afflux potentiel d’immigrants venus de l’est, des stations sanitaires qui, après traitement, délivraient des attestations de santé et d’hygiène médicale indispensables à l’obtention du visa d’entrée en Allemagne et, partant, en Europe de l’Ouest. Ces Entlausungsanstalten (Centres d’épouillage) et cette pratique des Entlausungsscheine (certificats sanitaires) ne constituent pas une odieuse spécificité allemande. C’est toute la communauté médicale d’europe de l’Ouest qui, depuis les découvertes de Pasteur et de Koch, se préoccupe de la désinfection des migrants, importateurs de puces, microbes et virus peu ou pas connus, et donc particulièrement dévastateurs pour les populations d’accueil. Au-delà de l’europe de l’Ouest, c’est tout l’Occident qui s’en inquiète : les stations d’épouillage de la République de Weimar sont homologues à la quarantaine et aux traitements imposés par les États-unis d’amérique, sur l’île d’ellis Island, aux immigrés venus d’Europe, notamment d’Europe de l’est – immigrés visés par des quotas très restrictifs au lendemain de la Première Guerre mondiale. Familiarité rassurante, donc, de ces protocoles sanitaires de désinfection où, de fait, on est soumis au déshabillage et à la fumigation. Sous la République de Weimar, toutefois, on en ressortait vivant.


Les Juifs, à l’est, sont considérés comme des vecteurs de maladie. De porteurs, ils deviennent, par assimilation, les agents pathogènes eux-mêmes, à l’est, comme à l’Ouest, car il y a unité de race.


En 1944, au moment où, pour la Pologne (Warthegau, Danzig-Westpreussen et Gouvernement général) la « solution finale » est considérée comme achevée, où le génocide a été perpétré, le directeur de l’Institut d’Hygiène de Varsovie, le Dr Robert Kudicke, publie une étude intitulée « Propagation et lutte contre le typhus. Un bilan pour le Gouvernement Général ». Le médecin y rappelle l’histoire récente de la maladie en Pologne, sa diffusion dramatique dans les territoires occupés par l’allemagne depuis 1939, avant que l’action sanitaire résolue des autorités médicales, militaires et policières allemandes ne parvienne à inverser la tendance, avec un succès dont il se félicite car, à ses yeux, la maladie, sans être encore parfaitement éradiquée, ne représente en 1944 plus aucune menace. Pour illustrer son propos, il produit dans son article une courbe retraçant l’évolution de la maladie. L’acmé quantitatif a été atteint en décembre 1941, avant que la régression ne soit manifeste, puis inéluctable, à partir de janvier puis, plus nettement, du printemps 1942. Le mérite en revient à toutes les mesures sanitaires de désinfection et d’épouillage systématique sur lesquelles l’auteur revient longuement. Rien n’est dit, toutefois, en fin d’article, sur ce « prolétariat juif » qui, par son hygiène déplorable et cette manie du nomadisme, était responsable de la diffusion de la maladie, ou de ces « Juifs de l’est » si « négligents » avec leur « vêtements infestés de puces » qu’ils dormaient avec et ne les quittaient jamais. L’action résolue des autorités allemandes a mis fin aux déplacements de population, aux migrations qui transportaient l’infection, en assignant les nomades à résidence. Elle a peut-être également mis fin, tout simplement, à leur existence, car l’auteur ne les évoque même plus à partir de la page 10. Ils sont présents, en creux, dans les mots conclusifs du texte : « À partir de la fin janvier 1942, la courbe régresse ». Le résultat le plus remarquable concerne l’été de cette même année : « Le retournement de tendance – la courbe le montre – a réussi à une période de l’année où, généralement, les chiffres du typhus augmentent ». La suite de l’année 1942 a confirmé cette heureuse inflexion : « La décrue constante de la courbe a été atteinte ». Cette statistique est si belle qu’une courbe similaire devait faire l’objet d’une mise en scène cinématographique et figurer dans un film intitulé Ghetto, tourné par les autorités allemandes, mais qui ne fut jamais ni achevé, ni diffusé.


Privée de consécration cinématographique, cette courbe retraçant l’évolution du typhus dans le Gouvernement général achève de nous renseigner sur l’univers bio-médical dans lequel évoluent, du sommet jusqu’au terrain, les responsables de la persécution, puis du meurtre des Juifs de l’est, puis de toute l’Europe. Tout n’est certes pas qu’imaginaire : il est probable que les courbes de l’épidémie de typhus se soient infléchies en 1942, au moment où les Nazis vident les ghettos pour transporter leur population vers les centres de mise à mort. Il reste que, dans la courbe produite par le Dr Kudicke, le basculement de décembre 1941 semble prématuré.


Or c’est très vraisemblablement en décembre 1941 que la décision a été prise par Hitler et Himmler d’assassiner tous les Juifs du continent européen, non seulement ceux d’union soviétique, victimes de l’action génocidaire des Einsatzgruppen depuis juin 1941, mais également ceux de Pologne et de l’Ouest. C’est au printemps 1942 que les centres de mise à mort de Pologne commencent à assassiner les Juifs européens par centaines de milliers, puis par millions, permettant, dans la logique nazie, de maîtriser l’épidémie de typhus ».






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