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Entretien du 19/02/2024 - Revue Éléments sur « Psychopathologie du Totalitarisme »

Dernière mise à jour : 8 juil.

Le totalitarisme en marche ! L’analyse d’Ariane Bilheran


À la suite de notre dossier consacré à « La dictature en marche ! », dans le dernier numéro d’« Éléments », nous avons longuement interrogé Ariane Bilheran, qui vient de sortir une très riche Psycho-pathologie du totalitarisme aux éditions Guy Trédaniel. Normalienne, philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, collaboratrice de l’« Antipresse » de notre ami et collaborateur Slobodan Despot, nul n’était en effet mieux placé qu’Ariane Bilheran pour analyser l'actuel contexte de répression, en revenant notamment sur la notion de totalitarisme dont l’ombre plane au-dessus de nos têtes.


ÉLÉMENTS : La philosophie politique contemporaine oppose nettement le totalitarisme et la démocratie. Cette distinction vous paraît-elle toujours pertinente ?


ARIANE BILHERAN. En 2010, dans un essai intitulé Tous des harcelés ?, j’avais créé cet oxymore de « démocratie totalitaire », pour décrire un régime politique qui se donne l’apparence de la démocratie mais se laisse chaque jour gagner davantage par des processus totalitaires. Disons que nous ne sommes plus du tout en démocratie car en démocratie le peuple est souverain. Le peuple ne décide plus rien ; le pouvoir lui a été confisqué : il ne lui reste plus qu’à subir.


La démocratie fut ce régime politique inventé en Grèce ancienne à Athènes au Ve siècle av. J.-C., qui donne le pouvoir aux citoyens et les conditions de leur émancipation. Ce régime a duré peu de temps, et il fut très attaqué par les oligarques.


Il convient de préciser que la citoyenneté athénienne n’était pas accordée à tous : la cité comprenait aussi les esclaves et les métèques. Le régime démocrate n’était donc pas universel dans sa prétention. Mais la démocratie donnait le pouvoir à ses 40 000 citoyens qui étaient donc libres et souverains dans leurs droits et leurs prises de décision.


En ce premier point, la démocratie est opposée au totalitarisme, qui a une ambition de domination totale et d’expansion planétaire. Je rappelle qu’Hannah Arendt définit le totalitarisme par : « L’ambition d’une domination totale, [qui est] internationale dans son organisation, universelle dans son but idéologique et planétaire dans ses aspirations politiques. » Ceci n’est pas anodin : un régime possible pour 40 000 citoyens ne l’est sans doute pas pour des milliards d’individus. Plus on augmente la quantité d’individus pris sous un même régime politique, plus il est vraisemblable que le peuple, d’ordinaire éduqué et instruit, donc apte à un engagement politique, se convertisse en masse, une somme d’individus dépourvus d’esprit critique, où il ne s’agit plus pour le pouvoir que d’une quantité à gérer, et non d’une qualité de citoyens à administrer en étant au service du peuple. En ce sens, le « mondialisme » ou le « globalisme » politique nous entraîne sur la pente glissante du totalitarisme, car il n’existe plus de dialectique de contre-pouvoirs, ne serait-ce que géographiques (limitations spatiales à l’ambition politique). Il se pourrait bien donc que ce mondialisme politique s’oppose à l’universalisme humaniste qui n’a pas d’ambition politique mais pose des principes philosophiques : un être humain, quel qu’il soit, a des droits inaliénables. Peu importe au fond le régime politique, du moment qu’il lui garantisse l’existence de ces droits. Le point-clé est la transformation des peuples en masse homogène régie par les émotions induites et les actes qui en découlent.


Dans son essence, le totalitarisme, comme je le rappelle et démontre à nouveau dans Psychopathologie du totalitarisme, a besoin, pour exister, de créer des masses qui le soutiennent et le renforcent. Une masse est une somme d’individus régis par les passions et les instincts. Ils ne sont plus aptes à exercer un esprit critique singulier ni à se désolidariser du conformisme du groupe. Ce groupe devient « régressé ». J’avais créé cette notion de « groupe régressé » vers les années 2010, lorsque je travaillais sur le harcèlement en entreprise. Des groupes où les individus étaient épanouis, heureux d’être ensemble, de créer ensemble, petit à petit se dégradent, souvent sous l’influence d’un élément déstabilisateur profitant d’une crise (un individu qui érode les liens dans le groupe, avec des processus pervers), et ce même groupe, avec les mêmes individus, finit en zizanie, plus personne ne s’entend, tout le monde s’agresse. Il devient même le terreau de processus harceleurs qui s’y initient et s’y déploient. Des individus qui s’entendaient bien deviennent des ennemis jurés ; ils avaient une intégrité, et aujourd’hui se complaisent dans des complicités harceleuses ou en sont les victimes. Ce que j’avais fait ressortir dès 2006 est que le harcèlement est nécessairement un processus collectif, avec des rôles définis, occupés par une ou plusieurs personnes : harceleur, harcelé, complice actif du harceleur, complice passif, résistant actif, résistant passif, et des témoins, ces derniers pouvant épouser différentes fonctions.


Dans la mesure où le système totalitaire utilise le harcèlement comme méthode, nous retrouvons ces rôles. La violence et la perversion exercées par le pouvoir entraînent la régression des groupes, qui deviennent pathologiques et déraisonnables.


En ce sens, le totalitarisme est très proche de cette notion de philosophie politique dans l’Antiquité grecque, qui était l’ochlocratie. Dans l’anacyclose, qui est la théorie du cycle de la succession des régimes politiques – théorie créée par l’historien grec Polybe –, l’ochlocratie est le régime politique dans lequel la foule (okhlos) a le pouvoir d’imposer sa volonté. Cicéron reprit les analyses de Polybe dans le De Republica, puis Machiavel et ces philosophes y virent le pire de tous les régimes politiques, le stade ultime de la dégénérescence du pouvoir. Pour Polybe, il existait six phases dans le cycle : la monarchie, puis la tyrannie, puis l’aristocratie, puis l’oligarchie, puis la démocratie mais cette dernière sombre dans l’ochlocratie, où il reste à attendre l’homme providentiel qui ramènera à la monarchie (entendue comme « gouvernement d’un seul).


            Rousseau fait le même constat dans Le Contrat social : la démocratie dégénère en ochlocratie, par une dénaturation de la volonté générale, qui cesse d’être générale en commençant à incarner les intérêts de certains, d’une partie de la population, au détriment de l’autre partie, et non de la population tout entière. En somme, le démos (le peuple) se clive, et se trouve divisé, et la masse, la partie la moins éduquée du peuple, la moins civilisée, prend le pouvoir. Le totalitarisme peut être vu comme le pouvoir de la masse, le règne de la démagogie, du populisme, de la confiscation de l’intérêt général au profit des intérêts particuliers d’une caste.


            L’okhlos est inférieur au dèmos, et en modifie la nature : la loi et les mœurs entrent en décomposition. La suite du clivage ne peut être que la persécution d’une partie de la population par l’autre. L’ochlocratie est une foule réunie par la haine. Le dèmos demeure la somme des citoyens qui refusent d’être phagocytés par l’ochlocratie. Le philosophe italien Giorgio Agamben avait formulé ses craintes à partir de 2001 et des lois terroristes qui ont vu le jour. Il y voyait la manifestation d’un asservissement collectif à la crainte de mourir. En clair, le dèmos régressait en okhlos, saisi par la panique, la terreur, et la haine qui s’offre en pansement de la terreur.

Ainsi, le totalitarisme est sans doute une forme d’ochlocratie, de dèmos défiguré, régressé et dégénéré qui n’est donc plus un dèmos.


            Plus que l’opposition démocratie/totalitarisme, je pense qu’il faut parler d’état de Droit et d’état de non-Droit. Il est possible pour un citoyen de conserver quelques droits dans une tyrannie, par exemple. Dans le totalitarisme, il s’agit en revanche de la confiscation progressive de toutes les libertés et de la suppression même de l’état de Droit, avec le summum de la perversion : une apparence « légale » de la suppression du Droit. À partir de 2001, des mesures anti-terroristes ont transformé l’ensemble de la population en criminel potentiel : mesures de sécurité, fouilles au corps, biométrie, reconnaissance faciale, liberté conditionnelle, etc. Dans Le Monde diplomatique, en 2014, Giorgio Agamben s’exprimait ainsi : « L’extension progressive à tous les citoyens des techniques d’identification autrefois réservées aux criminels agit immanquablement sur leur identité politique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’identité n’est plus fonction de la “personne” sociale et de sa reconnaissance, du “nom” et de la “renommée”, mais de données biologiques qui ne peuvent entretenir aucun rapport avec le sujet, telles les arabesques insensées que mon pouce teinté d’encre a laissées sur une feuille de papier ou l’ordonnance de mes gènes dans la double hélice de l’ADN. »


            Cet état d’exception, qui s’autorise la suppression des droits, est devenu permanent, et a été réactivé à la faveur des injonctions de l’OMS en 2020. En clair, il s’agit de supprimer l’état de Droit à la faveur de l’état d’exception. Dans la République romaine, ce concept existait, avec la dictature : les pleins pouvoirs au dictateur, mais sur une durée limitée. Ici, la durée est sempiternellement reconduite. Selon la philosophie politique, la fraude totalitaire sur le Droit consiste dans la problématique suivante : légitimer l’état d’exception. Prenons le cas de l’État nazi. Hitler promulgua le 28 février 1933 un « Décret pour la protection du peuple et de l’État », qui suspendait les articles de la constitution de Weimar relatifs aux libertés personnelles. Le décret ne fut jamais révoqué, si bien que tout le Troisième Reich peut être juridiquement considéré comme un état d’exception qui a duré douze ans. Le philosophe Agamben nous dit, dans État d’exception, Homo sacer (2003) : « Le totalitarisme peut être défini, en ce sens, comme l’instauration, par l’état d’exception, d’une guerre civile légale, qui permet l’élimination physique non seulement des adversaires politiques, mais de catégories entières de citoyens qui, pour une raison ou une autre, semblent non intégrables dans le système politique. Dès lors, la création volontaire d’une urgence permanente […] est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains. »


J’ai explicité les modalités de cette fraude juridique dans mon intervention le 09 septembre 2022 au colloque international de Lisbonne que j’ai organisé sur le thème « Corruption et fraude dans la crise Covid depuis 2020 » (cf. livre collectif du même titre à paraître aux éditions Guy Trédaniel début 2024). En clair, le système totalitaire légifère la suppression de l’état de Droit, or le Droit ne saurait autoriser sa propre suppression.


Pire, avec la Loi de programmation militaire 2024-2030, nous voyons surgir des notions inédites dans l’histoire. J’en ai fait état dans les numéros 415 et 416 de l’Antipresse. Nous ne sommes donc plus seulement dans « l’état d’urgence », incarné ici par le Premier ministre, mais dans « l’état de menace », incarné par le Président. Il n’y a plus nécessité d’une urgence, réelle ou fictive. La menace potentielle suffit. Or, qui pourrait nous garantir qu’aucune menace ne saurait surgir dans nos vies ? En outre, la suspension de l’ordre juridique dans l’état d’exception, où tout le pouvoir est donné à l’exécutif, augmente d’un cran : la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d’un seul. Ici, la nécessité présente (quoique souvent fictive et fabriquée de toutes pièces), qui justifiait la transgression dans l’ordre totalitaire traditionnel devient nécessité potentielle. Nécessité, mais à venir. Nous préparons une analyse approfondie de ce « programme » avec Maître Virginie de Araújo-Recchia, dans un livre à paraître bientôt Loi de programmation militaire 2024-2030 : Totalitarisme, embrigadement des civils et culture du risque.


Avec l’état de menace surgit l’état de guerre perpétuelle. C’est bien ce à quoi nous mène la paranoïa : la guerre perpétuelle de tous contre tous. « Ceux d’entre nous qui ont vécu sous le régime nazi se souviennent de cette histoire totalitaire et reconnaissent les signes d’un régime totalitaire en devenir », nous dit Vera Sharav, survivante de l’Holocauste, dans la préface qu’elle donne à Psychopathologie du totalitarisme. Il s’agit presque d’une reconnaissance instinctive. Son diagnostic est le suivant : « Nous sommes sur une trajectoire diabolique vers un avenir gouverné par un seul régime totalitaire mondial, un régime déterminé à déclencher un génocide mondial. » Pour cela, tous les moyens seront utilisés, manipulations de masse, terrorisme, expérimentations de masse, armes biologiques, guerres et génocides à différents endroits du globe, idéologies variées. Et je renvoie au documentaire de Vera Sharav https://plusjamais.eu, ainsi qu’à mon opuscule L’internationale nazie.


ÉLÉMENTS : Le phénomène totalitaire a donné lieu à bien des analyses, notamment politiques et philosophiques. Dans votre Psycho-pathologie du totalitarisme, vous vous en faites bien entendu l’écho mais, surtout, comme l’indique le titre de votre ouvrage, la psychologue clinicienne que vous êtes décrit les soubassements psychiques qui président à son expansion. Quels sont-ils ?


ARIANE BILHERAN. J’ai une double formation en philosophie morale et politique, et en psychopathologie. Autrement dit, j’ai lu Platon, Spinoza, Beccaria, Rousseau, Hegel, Hannah Arendt, etc. avant d’entreprendre mes études de psychopathologie.


Et si je me suis exilée, à l’époque de ma jeunesse, de la philosophie, c’est bien parce que cette dernière ne me donnait pas d’explication satisfaisante au « mal radical » (à la racine), ni à la folie humaine. Elle ne faisait quelque part que constater son existence, et cette « banalité du mal » (Hannah Arendt). Je trouvais davantage de réponses chez les historiens Thucydide ou Tacite quant aux motivations psychologiques expliquant ces périodes troubles où la folie humaine devient contagieuse. Le portrait de Néron par Tacite dans ses Annales est l’illustration parfaite de la fabrication collective d’un monstre, qui devient paranoïaque à force de ne rencontrer aucune limite des groupes qui l’entourent, à ses ambitions narcissiques. Et cette fabrication du monstre autorise les uns et les autres à exprimer un peu de leur monstruosité… N’est-ce pas exactement ce que nous vivons en période totalitaire ? J’avais néanmoins rédigé mon DEA de philosophie politique en Sorbonne sur la maladie collective de civilisation chez Nietzsche, chez qui la notion de ressentiment est centrale pour comprendre ces basculements collectifs.


J’écris souvent un livre au regard d’une insatisfaction conceptuelle que j’ai. Je ne prétends pas la résoudre de manière exhaustive, mais le livre propose au moins une réponse valable à mes yeux. Pour mes travaux sur le harcèlement, j’étais insatisfaite des définitions données, au tout début de la qualification du harcèlement, d’un méchant harceleur bourreau et d’un gentil harcelé victime, et je voyais dans le harcèlement d’abord un phénomène collectif. J’ai alors créé la notion de « groupe régressé » et affiné petit à petit mes recherches (mon premier livre sur le harcèlement est paru en 2007) sur les conditions de la dégringolade du groupe « normal » en groupe « régressé », celui où le harcèlement s’exprime. Dans Psychopathologie du totalitarisme, j’ai enfin publié mon « échelle du développement psychique », sur laquelle je travaille depuis des années et que je transmets dans mes ateliers depuis 2021. Cette échelle me paraît essentielle pour comprendre ce qui se passe en chacun et dans le groupe. On peut gravir cette échelle, ou en dégringoler plus ou moins subitement, c’est-à-dire ; affiner sa construction psychique et l’améliorer, comme on renforcerait son immunité biologique, ou au contraire, tomber progressivement malade, au gré de certaines circonstances et si l’on ne veille pas à son propre équilibre psychique. J’y ai réfléchi durant des années et l’ai mise à l’épreuve du réel de nombreuses fois avant de la publier.


Je construis des modèles d’analyse, pour que les gens se les approprient et deviennent autonomes, en prenant ce qui leur parle. Ces modèles sont le fruit d’années d’étude, de réflexion, d’observation dans le champ du réel, en particulier de l’entreprise, bien qu’à partir de 2020 fût rendue possible, pour ainsi dire, une observation sociétale « grandeur nature », à l’échelle de la planète, et que j’aie pu vivre à partir des témoignages et de mon propre vécu un pied dans deux continents (Europe et Amérique du Sud). Dans Psychopathologie du totalitarisme, je livre un ensemble de théories inédites qui répondent à mon propre besoin de comprendre. Mais il faut les lier à mes travaux antérieurs, car bien entendu, je ne peux pas répéter des analyses entières qui figurent dans mes livres précédents.


Il m’est notamment apparu que le totalitarisme correspond à une maladie collective de civilisation, au sens propre. Le corps social devient malade et entraîne les individus dans ce que j’ai nommé il y a des années une « contagion délirante ». Cette maladie, la psychose paranoïaque, est connue en psychopathologie traditionnelle comme « contagieuse » : on parlait par exemple au début du XXe siècle de « folie à deux » (Sérieux et Capgras).


Mon apport avant toute chose est d’avoir convoqué cette psychopathologie traditionnelle, en diagnostiquant le totalitarisme comme un moment paranoïaque collectif, pour l’appliquer au totalitarisme, à la masse. Cela étant dit, cela ne me suffisait pas non plus. Il me fallait expliquer, et c’est sur ce point que je travaille depuis des années, les mécanismes précis de cette « contagion délirante ». Des auteurs bien avant moi ont parlé de « virus » (H. Arendt), d’« infection » (V. Klemperer), d’épidémie totalitaire (A. Camus). Klemperer le philologue (qui a travaillé sur la langue des nazis) est sans doute celui qui a approché de plus près le problème, en diagnostiquant l’existence – sans pouvoir néanmoins en nommer la nature propre – d’un problème psychiatrique général sur la population, qui se laissait gagner par le délire du Führer, au sens littéral.


Pour comprendre donc au mieux ce que je dis dans Psychopathologie du totalitarisme lorsque je parle de délire paranoïaque collectif, il peut être judicieux de lire mon livre Psychopathologie de la paranoïa (paru chez Dunod en 2016, et réédité en 2019). De même, lorsque je parle du harcèlement comme méthode et chef-d’œuvre du paranoïaque, c’est aussi valable pour le totalitarisme : le harcèlement est la méthode incontournable de prise du pouvoir et du maintien au pouvoir, bien que j’insiste sur le fait que le totalitarisme est un système, un délire collectif dans lequel la majorité des gens plonge et qu’ils entretiennent. J’ai compilé l’ensemble de mes recherches (livres et articles antérieurs sur le sujet, repris à la lumière d’où j’en suis aujourd’hui) l’été dernier en deux tomes Tout sur le harcèlement ! Soumettre ou démettre, qui permettent de mieux comprendre la nature exacte de cette méthode. Il faut approfondir les sujets si l’on veut prétendre approcher un peu leur complexité.


De même, le totalitarisme répond à une situation sociétale de perte d’autorité, du berceau à la mort. Tous les terreaux où fleurissent du harcèlement ne sont plus régulés par un rapport transcendant à l’autorité, et je renvoie le lecteur à mon livre Psychopathologie de l’autorité publié pour sa première édition en 2015. Pour saisir une notion, il faut aussi cerner son antithèse : dans le rapport au pouvoir, l’autorité est le contraire du harcèlement. L’autorité autonomise lorsque le harcèlement aliène, par exemple (Cf. une conférence que j’avais donnée à Montréal en 2009 sur le sujet).


Aucune organisation pathologique ne saurait se mettre en place si l’agresseur n’a pas la latitude d’agresser. Il faut bien que les places aient été laissées vacantes au niveau du pouvoir, que les groupes se soient laissé transgresser, et c’est le sens du propos d’Hannah Arendt : les territoires fertiles pour les systèmes totalitaires sont ceux qui se sont affaiblis en autorité, laissant la place libre à ces profils qui ne supportent aucune autorité pour eux-mêmes, et entendent imposer leur autoritarisme à autrui. Nous devons donc faire le constat du type de terreau sur lequel surgit le travail de sape de la perversion, qui pose les bases de l’avènement du système totalitaire. La perversion transgresse et réifie, tandis que la paranoïa consacre le règne de l’absorption et de l’annihilation. Dans tous les cas, il est permis de briser ce que j’ai, dans ma théorie, appelé « les quatre piliers de la civilisation » (en ajoutant la différence des sexes et la différence des générations aux deux interdits fondamentaux, selon l’anthropologie classique, que sont les prohibitions du meurtre et de l’inceste), et d’entraîner la population à devenir complice de ces violations, ou témoin muselé et silencieux, ce qui infuse un niveau d’angoisse inouï dans l’espace psychique collectif.


Le pouvoir totalitaire fonctionne à la projection, comme toute la psychose paranoïaque : le peuple est rendu coupable en lieu et place de ses représentants. Les transgressions sacrificielles sur la population sont justifiées dans les discours, et la servilité est obtenue par le traumatisme. Le traumatisme le plus violent émane de la transgression sexuelle sur les enfants, c’est aussi la raison pour laquelle la fabrication des futurs guerriers implique souvent le viol institutionnel des petits garçons (cf. mon article dans le numéro 416 de l’Antipresse).


Pour finir sur ma théorie de la « contagion délirante » : j’ai fini par comprendre au gré des années que le déni, bien qu’il puisse être utilisé massivement, n’est qu’une réponse, un pansement. Ce n’est pas lui qui est contagieux. Ce qui est contagieux, c’est le traumatisme, la blessure elle-même, par identification et empathie. Or, quel est le message du traumatisme ? Je ne peux plus avoir confiance en l’humanité. J’ai été transgressé dans ma relation à l’humanité.


ÉLÉMENTS : « Schématiquement, écrivez-vous, nous pourrions dire que les paranoïaques élaborent le « programme » de contrôle, les pervers tirent les ficelles dans l’ombre et les psychopathes « accomplissent les basses œuvres ». Comment expliquer qu’une grande partie de la population adhère à des directives folles, par définition parfaitement irrationnelles ou, à la rigueur, sophistiques ? Dans le même ordre d’idée, comment un bon père de famille démocrate peut-il se transformer sans difficulté en kapo ?


ARIANE BILHERAN. Lorsque je parle de perversion et de paranoïa, l’idée n’est pas tant de diagnostiquer des individus, que des processus. Mon diagnostic de la régression psychique au niveau collectif, qui bien sûr attrape au vol le psychisme individuel, n’est pas là pour créer des stigmatisations supplémentaires, mais pour aider à l’intelligibilité de processus psychiques. Ceci étant dit, le moment totalitaire crée des pathologies narcissiques à foison chez des individus qui n’auraient pas basculé en d’autres circonstances. Il est important de distinguer la nature de ces pathologies narcissiques, et leurs modalités d’alliance : perversion, paranoïa et psychopathie. J’explique toutes ces notions dans mon livre.


Je ne m’attarde pas beaucoup sur les travaux de Milgram ou ceux de la prison de Stanford. Je ne le fais pas pour plusieurs raisons : d’abord, ces travaux sont connus et les gens n’ont pas besoin de moi pour aller les retrouver. Je souhaite apporter quelque chose de neuf dans la compréhension. En outre, la psychologie sociale m’a toujours donné une insatisfaction, car elle demeure souvent descriptive. Or, il ne me suffit pas de constater le problème. J’ai toujours voulu comprendre pourquoi. Il ne me suffit pas d’entendre que les gens sont suggestibles et répondent à des injonctions de blouse blanche. J’ai besoin d’aller triturer en profondeur ce qui se passe dans le psychisme humain, de sonder l’âme humaine. Car pourquoi tel bon père de famille démocrate devient un kapo sadique, mais tel autre non, dans les mêmes circonstances ? Pourquoi le second finit néanmoins par basculer à la faveur du temps ? La chronologie des événements, et l’inscription historique font aussi partie des éléments que je prends en compte. Par exemple, il ne suffit pas de dire que le choc traumatique crée l’effraction psychique. La somme des chocs peut à un moment donné faire basculer l’individu, à un autre, non.


Ce que je souhaite souligner est que la tentation totalitaire est bien présente à l’intérieur de chacun d’entre nous. Elle est directement corrélée au niveau d’angoisse que nous éprouvons, mais nous renvoie aussi à ce qui n’a pas été solidement construit en nous dans la petite enfance, ainsi qu’à nos héritages transgénérationnels. Tous les pouvoirs totalitaires tentent d’empêcher le développement psychique infantile, et de détourner les adolescents de leurs parents par des idéologies nauséabondes, en manipulant leur aspiration à la liberté, et leur idéalisme naïf.


J’ai élaboré la notion de « régression psychique », en expliquant de mon point de vue les étapes de la construction psychique dans l’enfance. Je fais appel pour cela à ma première formation professionnelle en psychologie de l’enfant, à des auteurs connus, mais je propose aussi une vision qui m’est propre, émane de ma clinique d’enfants durant des années puis de mes observations des îlots totalitaires dans les entreprises. Toute l’éducation vise à nous aider à construire des remparts psychiques, qui sont autant de garde-fous. J’ai, comme déjà indiqué, ajouté aux piliers de l’anthropologie qui sont l’interdit du meurtre et de l’inceste, deux autres piliers, qui sont la différence des sexes et celle des générations. Ce qui me fait dire que ce sont quatre piliers qui nous permettent de construire notre maison psychique.


Avec le totalitarisme, ce sont ces piliers qui s’effritent et nous font régresser dans la vie psychique la plus archaïque, marquée par le primat d’un état pulsionnel. Car nous avons tous traversé des états pulsionnels qui nous ont conduits, ou auraient pu nous conduire, malgré nous, à transgresser autrui. Toutes les écoles maternelles connaissent bien la problématique des morsures entre enfants ! Ce que j’ai appelé « régression psychique » est donc ce processus par lequel les piliers de civilisation, que nous avions acquis dans notre éducation, s’effondrent. Elle fait le lit du système totalitaire, et propulse au pouvoir l’alliance pathologique entre pervers, paranoïaques et psychopathes dont nous avons parlé.


J’en profite également dans mon livre pour expliquer la nature déterminante du « Complexe d’Œdipe » et son antithèse, ce qui nous permet d’apprécier l’ignorance et les contre-sens dans la divulgation publique de ces notions. Je cite : « En somme, le psychisme qui a passé l’épreuve initiatique du Complexe d’Œdipe a acquis quatre piliers fondamentaux pour construire sa maison psychique : l’interdit du meurtre, l’interdit de l’inceste, la différence des sexes (séparation horizontale), la différence des générations (séparation verticale). Il est tout à fait limpide qu’il n’acceptera pas (sauf si son psychisme régresse à la faveur du harcèlement totalitaire), en époque totalitaire, les injonctions de transgression sur soi et/ou autrui. »


Je souhaite ici insister sur le fait que diagnostiquer une folie paranoïaque qui s’empare du corps social ne saurait en aucun cas servir de prétexte pour exonérer des responsabilités pénales. Je vois régulièrement mon discours repris, grossièrement simplifié et restitué dans un sens qui n’est pas le mien, aussi je tiens à rappeler que depuis 2010 j’ai eu des débats avec de grands pénalistes sur la nécessité de ne pas appliquer l’irresponsabilité pénale à la paranoïa, bien qu’il s’agisse d’une psychose, et ce, pour au moins trois raisons.


La première, c’est que le paranoïaque sait très bien ce qu’il fait (notamment le harcèlement), il a donc conscience de la gravité de ses actes, mais il les justifie par une pseudo « légitime défense », ou encore, parce que « la fin justifie les moyens ». En clair, nous pouvons dire que l’idéologie justifie le sacrifice dans la paranoïa. Par exemple, « sauver la planète » justifierait de maltraiter et de supprimer des individus. « La lutte contre le terrorisme » justifierait les pires sacrifices humains (guerres, génocides, etc.).


La deuxième raison est que la société doit s’organiser autour des principes de la philosophie du Droit, donc de la protection de l’intégrité des individus. Il faut remettre au centre les interdits de civilisation comme structure symbolique et légale de la société, ce qui lui permet un fonctionnement civilisé. C’est la raison pour laquelle, animée de cette conviction, je suis intervenue en tant qu’experte au Grand Jury avec l’équipe de Reiner Füllmich. Il est indispensable de réfléchir aux différents niveaux de responsabilités et donc de culpabilités au regard des atteintes aux droits humains.


La troisième raison est que le délire paranoïaque augmente à mesure qu’il ne rencontre aucune limite, en particulier dans la Loi. J’explique le rapport du paranoïaque à la Loi dans mon livre Psychopathologie de la paranoïa. Je suis également intervenue dans la controverse entre Peter Breggin et Mathias Desmet à ce sujet. En clair, tout devient fou car précisément les limites posées par le Droit ne le sont plus, et que le Droit devient un instrument au service de sa propre destruction. Dans ma carrière professionnelle, j’ai ainsi régulièrement été menée à réaliser des expertises pour la justice sur le harcèlement, et ai eu des coopérations approfondies avec des avocats, notamment pénalistes.


ÉLÉMENTS : Vous vous référez à de grands écrivains comme André Suarès, Arthur Koestler, Stefan Zweig ou Soljenitsyne. En quoi la littérature, c’est-à-dire une certaine pensée et une certaine pratique de la langue, peut-elle être un rempart contre le déferlement de la folie ? Plus généralement, quelles sont les ressources dont dispose l’esprit pour détecter les manipulations et ne pas y succomber ?


ARIANE BILHERAN. J’ai envie de commencer par citer un passage de la très belle préface qu’a rédigée Slobodan Despot à ce livre : « Faire du totalitarisme un sujet de science politique revient, en gros, à expliquer les Fleurs du Mal par la phonologie. […] Voilà en quoi la contribution d’Ariane Bilheran est singulière. Sans être littéraire, elle s’appuie sur la littérature — à ce jour, le meilleur moyen de connaissance de l’énigme totalitaire. »


Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas de toute la littérature, mais d’une certaine littérature, qui plonge au cœur de l’enfer humain, à partir d’un vécu et d’une expérience propres. J’exclus bien entendu la littérature servile qui ne porte de littérature que le nom, et qui sert de propagande aux régimes politiques.


La littérature en matière de totalitarisme permet de restituer ce que les meilleures analyses philosophiques ou politiques au monde ne suffisent pas à appréhender : l’existence humaine nue et déchirée face au monstre totalitaire. Si le totalitarisme est si violent et s’il finit toujours par échouer, c’est parce qu’il se fonde et s’enracine sur un contre-sens concernant l’humanité, à laquelle il dénie l’esprit. Seule la littérature est en mesure de nous faire éprouver les états d’âme et la dimension spirituelle qui ne peuvent être éradiqués en l’homme. En ce sens, les témoins du totalitarisme ont souvent ressenti la nécessité de raconter autrement ce qu’ils avaient vécu, en sortant d’une réalité froide et rationnelle, de type explicatif, pour exposer les entrailles de la cruauté totalitaire. Ces témoignages sont essentiels. Passer par le roman permet aussi de dire davantage que de restituer un récit historique très frais. Les romans contiennent souvent plus de vérités que les livres historiques. Je pense par exemple à une dame qui est venue dans l’un de mes ateliers « Littérature et totalitarisme ». Elle racontait dans un roman l’évasion passée de son mari depuis l’Allemagne de l’Est. Emprunter l’écriture romanesque permettait de dire davantage de vérités que dans un récit historique, qui aurait été inspecté à la loupe par des survivants qu’un tel écrit aurait dérangés (par exemple, ils auraient pu être reconnus, etc.). La littérature permet donc de témoigner au plus près des abysses du système totalitaire. Lorsque Koestler met son lecteur en focalisation interne dans la tête de Roubachov, il lui fait vivre ses tourments psychiques, son angoisse, l’absurdité du système. Elle n’est pas théorique, mais transmise dans le vécu, le partage des émotions et des incertitudes. Seule la littérature en général a le luxe de sonder ainsi les profondeurs de l’âme humaine. Lorsqu’on lit William Faulkner ou Marguerite Duras, on en apprend souvent davantage sur la complexité de la psychologie humaine que durant des années sur les bancs de l’Université.


La littérature, en somme, humanise, en remettant l’être humain au centre et au cœur de son existence et du processus historique. Elle est un antidote au totalitarisme en favorisant aussi l’évasion imaginaire qui, contrairement au délire, n’est pas un déni de la réalité, mais une aptitude à s’en extraire sans la nier, une liberté supplémentaire.


Le délire paranoïaque du totalitarisme est une folie raisonnante, qui s’empare donc des champs traditionnels où s’exerce la raison, et en particulier ceux qui donnent libre cours à l’interprétation (la paranoïa est un délire d’interprétation) des textes entre la lettre et l’esprit : la religion, la médecine, la rhétorique, la science en général, la justice, etc. Le délire paranoïaque impose sa certitude délirante : il est pur dogme, et ne saurait souffrir aucune contradiction. L’idéologie est le mot philosophique et savant pour décrire la prédominance et la propagation d’une idée délirante.


La raison étant devenue folie, elle corrompt la langue. Il existe un discours propre à l’idéologie, et plus généralement, au délire paranoïaque, fait de novlangue, de technicisation des mots, etc. Je renvoie à la LTI de Klemperer, à mes analyses dans Le Débat interdit (Trédaniel, 2022), et à mes articles récents dans l’Antipresse sur le sujet (n° 420, et sq.). Porter notre attention sur l’altération de notre langue est déterminant. Il faut être apte à identifier où sont les fraudes langagières ; certains les repèrent par leur simple flair et bon sens.


De manière plus générale, il est important de souligner que nos ressources contre le déferlement de la folie sont faibles et minces, et que tout individu est susceptible de basculer dans ce que nous appelons décompensation psychotique, à la faveur de certains événements et de l’effondrement de ses digues psychiques. J’en explique les mécanismes précis dans le livre.


Disposer de cette conscience de sa propre fragilité est un premier rempart contre l’inflation narcissique et l’orgueil qui déséquilibre le sujet humain. À relire Les Bacchantes d’Euripide, on se rend compte aussi que le phénomène n’est pas nouveau mais qu’il concerne surtout ceux qui, majoritaires, sont persuadés que la folie humaine ne saurait jamais les atteindre et est très éloignée d’eux. À partir du moment où je sais qu’en tant qu’être humain, je porte en moi l’humaine condition, tout une série d’horreurs qui pourrait me rendre aussi fanatique que celui que je dénonce comme tel, si j’étais placé dans des situations similaires, alors je suis davantage immunisé contre la « contagion délirante » que celui qui pêche par orgueil et est certain de ne jamais y sombrer. Cette seule certitude entraîne sa condamnation.


Un autre rempart est de savoir faire un pas de côté : ce que les Stoïciens appelaient l’épochè, la suspension du jugement. Je l’ai expliqué dans mon livre Chroniques du totalitarisme 2021. Cela suppose d’avoir affronté déjà les affres de la solitude. Car le conformisme au nom de pseudo-valeurs est un adjuvant terrible et pernicieux du totalitarisme. Pour réussir le pas de côté, il faut accepter la posture « seul contre mon clan ». Elle est loin d’être évidente.


            Porter son attention davantage sur les processus que sur les contenus est aussi une aptitude à acquérir. Je cite un passage de mon livre : « Le système totalitaire fonctionne sur un principe de nécessité amoral : “la fin justifie les moyens”. En d’autres termes, si la cause l’exige, il est permis d’utiliser comme moyen ce qui n’en est pas un, à savoir, un être vivant, ou un être humain. » À quel endroit puis-je rencontrer ce principe de nécessité amoral « la fin justifie les moyens » ? À cet endroit-même, il est probable que je rencontre des processus totalitaires.


Pour éviter de se laisser emporter par la vague de la contagion délirante, il convient aussi de revenir à soi, à son incarnation, à son expérience ici et maintenant, et c’est en ce sens aussi où, comme j’ai pu l’indiquer, la phénoménologie de Husserl est un antidote aux folies raisonnantes. Revenir à soi au quotidien, pour ne pas se laisser gagner par l’anxiété, est de notre ressort. Je renvoie à mon livre Se sentir en sécurité paru il y a des années chez Payot, où je donnais des méthodes simples pour raffermir son sentiment de sécurité intérieure.


            Cette introspection est aussi nécessaire car elle évite de se laisser contaminer par des émotions qui ne sont pas les nôtres, mais sont fabriquées par le monde de la manipulation médiatique. On requiert nos émotions pour telle ou telle cause, et non telle autre, qui sera occultée. C’est manipulateur. À nous de choisir l’endroit où nous désirons nous laisser émouvoir, sans être des marionnettes au service du pouvoir qui souhaitent ensuite orienter nos émotions collectives vers telle ou telle action de la population ou tel assentiment. Les propagandes de guerre ne fonctionnent pas autrement.


            Enfin, mais la liste n’est pas exhaustive, Vera Sharav rappelle qu’il ne faut pas nous satisfaire d’approximations dans notre quête de vérité. Ce chemin requiert beaucoup d’humilité. Pour Vera, notre responsabilité réside dans la traque aux mensonges et aux tromperies qui ont obscurci notre pensée. Pour invoquer une telle responsabilité, encore faut-il avoir empêché, sinon freiné, notre « régression psychique », par toute une série de mesures préventives, comme je l’explique dans Psychopathologie du totalitarisme, et ne pas avoir sombré dans le poison du délire collectif.


ÉLÉMENTS : La religion scientiste est-elle une illusion sans avenir ?


ARIANE BILHERAN. Je pense qu’elle est promise au contraire à un grand avenir… en particulier dans le domaine de la « Santé » !


La religion scientiste est l’expression du délire paranoïaque dont la déesse Science devient la nouvelle idole à vénérer. Elle n’est donc plus discutable, et ne peut se mettre en doute. En matière de médecine, l’OMS est le nouveau temple à honorer, devenue autorité suprême intouchable. Le président de la République nous a dit qu’elle représentait « une seule science », dans son discours de mai 2022 : « soutenir sans relâche l’organisation mondiale de la santé. L’OMS est la seule institution légitime pour garantir la sécurité sanitaire universelle ». Il est à noter que la France a doublé ses contributions financières pour l’OMS. La France joue un rôle important dans le domaine de la sécurité sanitaire. Les financements français représentent plus du quart des ressources disponibles au siège de l’OMS pour la mise en œuvre du RSI…


La France n’a pas les moyens pour les urgences hospitalières et son système de santé (les tragédies s’accumulent de jour en jour aux urgences hospitalières, par exemple), mais déploie beaucoup de financements pour l’OMS. Le président de la République a dit toute l’« importance de renforcer l’OMS dans son rôle de coordination scientifique, d’instance normative, dans une approche “une seule santé”, et sur la nécessité de lui donner davantage de moyens pour agir ». Il s’agit là d’un transfert de pouvoir du national au supranational qui ne concerne pas que la France.


Le même président nous a dit : « Je suis favorable à l’adoption, sous l’égide de l’OMS, d’un accord international juridiquement contraignant. Celui-ci devra être accompagné par la révision du règlement sanitaire international. » Il a aussi invoqué « Une science libre, ouverte, indépendante de toute pression politique », et ce, tout en créant un « Conseil scientifique » au service du gouvernement. La science et le pouvoir assument désormais leur entière collusion, sous des mots qui ne veulent plus rien dire.


Le « vaccin » est l’objet fétiche avec ses victimes sacrificielles et expiatoires dont personne ne veut entendre parler (et nous pouvons vivement remercier tous ceux qui œuvrent pour que la lumière soit faite sur le désastre sanitaire en cours) ; il existe des rituels (les protocoles sanitaires), des tables de la loi dictant les nouveaux comportements à adopter sous peine de répression ; de grands prêtres prêchent la bonne parole tandis que les experts et médecins indépendants sont persécutés par des ordres inquisitoriaux. Le président de la République parle « d’une seule santé », « universelle ». Il exprime donc bien une pensée totalitaire : « une seule santé », pour « un seul corps » au sein duquel nous sommes tous agglomérés.


Quant à la scientificité propre à l’OMS, elle est tout à fait discutable, lorsque l’on regarde les références dites « scientifiques » par exemple dans son document « Standards pour l’éducation sexuelle en Europe ». Nous sommes d’ailleurs un collège de professionnels de la santé mentale à dénoncer cette absence de scientificité, à travers l’association ONEST L’alternative que nous sommes en train de monter.


La religion scientiste ne souffre pas de concurrence. Je me souviens avoir lu il y a plusieurs années un discours dans les officines européennes au sujet des « droits sexuels », où il était clairement exprimé que les religions monothéistes seraient à combattre pour imposer ces dits « droits », dont j’ai manifesté qu’il s’agissait de droits pour les prédateurs exigeant de ne pas être freinés dans leur jouissance sur le corps d’autrui. Donc, de l’inverse du Droit, censé protéger l’intégrité des individus.


ÉLÉMENTS : Vous réfléchissez beaucoup à la vaste entreprise mondiale de « sexualisation de l’enfance » orchestrée, pour le coup, par de très authentiques pervers polymorphes. Est-il possible d’établir un lien entre l’illimitation inhérente à la « forme Capital » et le confusionnisme psychique incestueux ? Autrement dit, dans quelle mesure l’abolition des frontières, y compris celles de l’Œdipe ou de la castration symbolique, favorise-t-elle le déchaînement d’un « mauvais infini » ?


ARIANE BILHERAN. J’ai écrit mon livre L’Imposture des droits sexuels en 2017 pour sa première édition (il en est à sa cinquième), et ce que j’avais à dire était absolument inaudible à l’époque. J’en ai fait les frais en étant rejetée par des pairs au titre qu’il n’y aurait pas de totalitarisme. Le sous-titre de ce livre était « Ou la loi du pédophile au service du totalitarisme mondial ». J’aimerais bien savoir ce que pensent aujourd’hui ces collègues qui m’ont ostracisée. Je comprends qu’en 2017, mon analyse était inaudible, car le projet totalitaire n’était clairement appréhendable qu’après avoir lu avec précision et exhaustivité les textes de l’OMS. Lorsque j’ai vu l’OMS surgir en 2020 pour la mal nommée pandémie, j’ai rapidement fait le lien avec le projet de sexualisation de masse dès la naissance, qui comprend aussi la marchandisation des corps, masquée sous de jolis idéaux qui instrumentalisent des causes justes (lutte contre les stigmatisations, par exemple). Malheureusement, toute la suite m’a donné raison, et en février 2023 j’ai été contactée par des collègues psys qui commençaient à recevoir en masse dans leur cabinet des enfants traumatisés par ces soi-disant cours soi-disant destinés à leur émancipation future, au nom du soi-disant « respect », et autre « faites ce que je dis mais pas ce que je fais » du pouvoir.


Dans les textes de l’OMS, il n’existe qu’une différence de degré et non de nature entre l’enfant et l’adulte. En clair, l’enfant y est vu et décrit comme un adulte en miniature, et l’adulte y est décrit comme un « partenaire » (donc, au même niveau) de l’enfant. Il s’agit bien là d’une confusion extrêmement dangereuse, qui renvoie à l’article de Sándor Ferenzci « Confusion des langues entre l’adulte et l’enfant15 », où l’adulte pervers parle la langue de la séduction, tandis que l’enfant parle celle de la tendresse. L’enfant imite et donne à l’adulte ce qu’il souhaite. Il n’a pas le choix. Si l’adulte lui enseigne la sexualité, l’enfant transgressé lui donnera en retour des attitudes sexualisées. Est-ce bon pour le développement psychique de l’enfant ? Non.


Si j’avais un doute en 2017 sur l’existence de lobbies qui entendent promouvoir et banaliser la pédophilie, je n’en ai plus, au regard des menaces, des calomnies, de la censure et des attaques subies durant des années pour avoir osé parler du sujet.


Le capitalisme totalitaire correspond à un système de marchandisation des corps et des esprits, parfois au sens littéral et en pièces détachées (esclavages, trafics d’organes, trafics sexuels), à une ambition de prédation dénuée d’empathie. Au pire, l’autre est inutile et à éliminer. Au mieux, il est un instrument de sa jouissance, ou de son enrichissement, en tout cas de son intérêt, et cette façon d’être au monde et en relation aux autres est de nature perverse. La perversion est tout fait en rapport avec la confusion psychique : depuis le grand Racamier, nous nommons le climat pervers « incestuel », car l’instrumentalisation d’autrui détrône les places clairement définies et les interdits qui les séparent. Je renvoie là encore à mon échelle du développement psychique dans Psychopathologie du totalitarisme.

Nous avons tous été manipulés dans cette affaire « d’éducation sexuelle » ou « éducation à la sexualité » (ceux qui font une différence me paraissent suspects, puisque les deux notions proviennent de la même officine Kinsey). La réalité est qu’il existe derrière tout un marché financier de la pornographie, du futur consommateur, et du consommateur de plus en plus jeune. Je renvoie à l’interview que j’avais réalisée de Judith Reisman en 2018 sur ce sujet.


La protection psychique des enfants n’est plus à l’ordre du jour, et l’on voit plutôt fleurir des clivages politiques et des cautionnements de cette instrumentalisation perverse, et ce qui est le pire : au motif de l’émancipation. La manipulation est de taille, et lesdites minorités sont prises en otage. Il s’agit de toute façon toujours de prise d’otage politique au nom de l’idéologie (par exemple, le même phénomène se produit pour ce qui se passe en Terre Sainte : les Juifs sont priés de s’identifier et d’adhérer à la politique coloniale du gouvernement israélien, même aux côtés de certains partis politiques qui se revendiquent aujourd’hui sionistes mais ont un lourd passif antisémite).


Le système totalitaire est une entrée fondamentale dans la barbarie, car il introduit une confusion des langues et des générations. Notre régression dépend donc de la nature, de l’intensité, de la violence et du lieu des chocs administrés sur notre maison psychique, et de leur répétition. À force de harcèlement, notre maison devient fragile, et peut régresser avant le complexe d’Œdipe pour tout le monde. C’est du moins ce que j’ai compris et de là que j’ai forgé le concept de « régression psychique ». En somme, la « régression psychique » consiste à retrouver les épisodes tyranniques de la petite enfance, mais dans une peau d’adulte, avec un pouvoir de nuisance bien plus important que celui d’un enfant en bas âge qui ont besoin de traverser ces étapes pour transformer leur angoisse de séparation grâce à la rencontre d’une éducation adéquate. Les corps des individus, dans le totalitarisme, sont d’abord réifiés (perversion, mauvais traitements), jusqu’à être absorbés par la grande pieuvre dévorante. L’individu devient pure cellule d’un grand corps dans lequel tout fusionne. La réification est au service de l’absorption, comme l’absorption est au service de la réification. Les profils paranoïaques qui se hissent au pouvoir sont représentés par des individus qui insufflent le délire et la transgression. L’alliance entre les profils pervers et les profils paranoïaques fonctionne généralement de façon durable, chacun tirant intérêt de l’autre, réification (pervers) et absorption (paranoïaques). En revanche, l’alliance entre les profils paranoïaques est très éphémère, il y en a toujours un pour anticiper la trahison, et la mettre en acte. Le moment totalitaire est celui du règne de la jouissance, pour les pervers, tandis que les paranoïaques s’en donnent à cœur joie dans la construction délirante des nouvelles idéologies, et la programmation totalitaire (ex. : les grands plans quinquennaux en URSS).


Ce « mauvais infini » dont vous parlez est très semblable au temps cyclique dans la psychose paranoïaque : un tourbillon vicieux dont on ne voit plus la fin et dont l’issue est tragique… Affrontements physiques dans le corps à corps, cannibalisme, violence illimitée, etc.


ÉLÉMENTS : S’il n’y a pas de civilisation sans malaise, comment peut-on prévenir ce que vous appelez la « maladie de civilisation », qui commence par ce que qu’Henry Miller appelait le « cauchemar climatisé » et qui s’achève dans le froid sibérien de l’ingénierie panoptique ? Le progressisme est-il un antihumanisme ?


ARIANE BILHERAN. L’humanisme est, il est important de le rappeler, avant tout conservateur, car il s’inscrit dans un rapport de filiation avec les humanistes des siècles passés. Il ne s’agit surtout pas d’inventer « un homme nouveau » : ce type de « progressisme » est de nature totalitaire.


L’humanisme est une affaire de transmission depuis le passé, et de mémoire. Les injonctions permanentes à innover participent à cet égard des idéologies totalitaires. Il existe une phrase d’Hannah Arendt, qui a très justement écrit sur la crise de l’autorité, qui dit ceci : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice, c’est-à-dire assurer “la continuité du monde”. »


Je ne crois pas que quoi ce soit puisse être prévenu, ni que nous apprenions des leçons de l’histoire. Ce qui ne saurait signifier qu’il ne faudrait pas s’escrimer à transmettre une mémoire vivante, faite de témoins. Il existe dans la nature humaine une fascination pour son autodestruction. Même pas un siècle après la Deuxième Guerre mondiale, nous sommes partis de nouveau pour une escalade vers une Troisième Guerre mondiale. Nous devrions tout faire pour empêcher cette guerre, qui ne serait qu’un moyen pour atteindre une fin de contrôle total sur l’humanité. Des mèches sont déjà allumées à différents endroits du globe.


L’idéologie du progrès s’adosse souvent à la négation du passé – ou son ignorance. À regarder les œuvres du passé, par exemple les sculptures de Michel-Ange, le Baptistère de Florence, l’Iliade d’Homère, le Parthénon, ou encore, les Préludes de Bach et le Requiem de Mozart, pour n’en citer que quelques-unes parmi tant d’autres, nous voyons bien que nous ne faisons pas le poids. Il faudrait plutôt songer à rattraper ce que nous avons perdu, et à ne pas laisser disparaître dans l’oubli les fragments d’un passé où l’esprit connut ses aspirations au sublime.


Propos recueillis par Rémi Soulié






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