29 janvier 2010
Nous sommes en 1572. Charles IX, devenu roi à l’âge de dix ans, a laissé à sa mère, Catherine de Médicis, les rênes officieux du pouvoir. Le protestant Henri de Navarre s’apprête à épouser Marguerite de Valois, dite Margot, catholique et fille de France, fille de Catherine de Médicis et sœur de Charles IX. Le mariage est arrangé et prend figure d’un mariage politique, destiné à apaiser les haines et rivalités entre catholiques et protestants, ainsi qu’à ménager les susceptibilités du pape Grégoire XIII et des États environnants. Á l’issue de ces noces, survient le plus grand massacre de l’histoire de France, la Saint-Barthélemy, où les catholiques, sur ordre du Roi, exécuteront les protestants (ironie du sort, Saint Barthélémy est d’ailleurs le saint patron des bouchers).
Le réalisateur Patrice Chéreau en a fait un film dont il spécifia qu’« il ne sera pas un film historique ». Cette affirmation peut s’entendre comme un désir de rupture avec le genre historique codifié, et l’instauration d’une mise en scène moderne, mais aussi comme un intérêt moindre pour des événements historiques que pour ce qu’ils signifient et dégagent de signification universelle. Ce film « La Reine Margot » de Patrice Chéreau illustre comment les intrigues du pouvoir émanent des intrigues familiales, famille orchestrée par la folie maternelle.
Un matriarcat tout puissant
La famille Médicis est tenue par une main de fer, celle de Catherine de Médicis. « Une famille un peu particulière, mais pas si mal, tu verras », spécifie le duc d’Anjou au protestant Henri de Navarre (joué par Daniel Auteuil dans le film). Les quatre enfants d’Henri II et Catherine de Médicis, François d’Alençon, Charles IX, Henri d’Anjou et Margot sont sous le joug de cette femme terrifiante, qui intrigue abusivement par le pouvoir terrestre et occulte. Son règne semble intangible, et Margot confirme cette évidence de la dynastie maternelle à Henri de Navarre :
« Mon frère est roi de France, les deux autres lui succéderont s’il n’a pas d’enfant, et leurs enfants leur succéderont à leur tour. Vos atouts sont bien faibles ».
Pour Catherine de Médicis, l’ennemi est intestin, il s’agit des protestants. L’entrée d’un protestant dans la famille, en la personne d’Henri de Navarre, est alors le prétexte d’un déferlement de haine et de violence, et l’occasion de manifester l’amplitude du pouvoir harceleur. Au nom du pouvoir d’ailleurs, cette mère n’hésite pas à sacrifier tous ses enfants hormis un seul, le duc d’Anjou :
Elle marie de force sa fille
Elle feint de ne pas voir les abus incestueux de ses fils sur sa fille
Elle fait tuer le père substitutif de Charles IX, en la personne de l’Amiral de Coligny
Elle fait tuer les protestants, amis de Charles IX
Elle fait tuer Charles IX par empoisonnement, mais surtout par la voie du frère cadet, qui porte lui-même le livre
Elle fait sacrifier l’amour de Margot pour dissimuler son propre crime, en faisant tuer le Marquis de la Môle
L’intentionnalité de départ de Catherine de Médicis n’était pas de tuer son propre fils mais Henri de Navarre. Ceci étant, d’un point de vue psychanalytique, il est fort pertinent de se demander si précisément ce n’était pas son désir profond, et donc s’il ne s’agit pas d’un acte manqué. En effet, une fois Charles IX décédé, la Reine peut mettre sur le trône son fils préféré, son amour incestueux, le duc d’Anjou. Sous cet aspect, la mort de Charles IX est bien plus indispensable que celle d’Henri de Navarre, qui d’ailleurs est le seul, avec Margot, à ne pas souhaiter la mort de Charles IX.
Violation des interdits du meurtre et de l’inceste
Au sein d’un climat familial meurtrier et incestueux, chaque personnage conserve des intérêts particuliers. Catherine de Médicis cherche à maintenir à tout prix son pouvoir au travers du règne de ses fils. Les protestants en cela représentent une menace pour le trône. Elle réserve un traitement tout autre à sa fille, qui ne peut être reine seule, donc qui ne représente pas l’enjeu du trône et du pouvoir au travers du trône. Margot s’en sort mieux que les autres du fait de sa place d’exclue, de rejetée, de mal aimée. Elle cherche d’ailleurs une compensation affective dans la série de ses amants, compensation à la fois émotionnelle et sensuelle mais aussi puissance exercée sur les hommes, donc reprise d’une forme de contrôle sur une vie de soumission.
Charles IX est le fils le plus fragile et instable de Catherine. Aux confins de la folie, il est dévoré par la malveillance et l’emprise de sa mère.
L’inceste est présent partout. Catherine de Médicis entretient une relation particulièrement ambiguë avec son fils le duc d’Anjou, qu’elle souhaiterait voir roi. Lui-même adore sa mère. En revanche, cette relation exclut l’amour pour les autres enfants, et surtout pour Margot. Cette dernière est sacrifiée en inceste auprès de ses trois frères. Cette dimension incestueuse se retrouve souvent dans les familles qui ne souhaitent pas « se mélanger » aux autres, de peur de perdre une noblesse et/ou la conservation de secrets de famille. Cet enfermement est souvent l’indicateur de psychose familiale, de deuils pathologiques et de manifestations symptomatiques de psychose individuelle, de fragilités psychologiques massives.
Au sein du système familial totalitaire, l’on retrouve le bourreau (ici, la mère), les complices (le duc d’Anjou), les victimes consentantes (Charles IX) et les boucs émissaires, caractérisés par le refus d’être victime (Margot). Cette répartition des rôles illustre en psychologie le système paranoïaque, fondé sur une logique binaire du monde, où il est impossible d’être neutre.
Á aucun moment, Margot ne trouve de réconfort auprès de ses frères. Elle est l’instrument de la haine maternelle, l’instrument du pouvoir, l’instrument même du réconfort de ses frères. Elle n’a donc pour solution que de faire alliance avec Henri de Navarre.
Première alliance de Margot à Henri de Navarre
Henri :
« La vôtre [de mère] a tué la mienne. »
Margot :
« Ne me haïssez pas trop vite. »
De fait, Charles IX trouve un réconfort auprès de sa sœur incestueuse, mais ce réconfort est en écho avec la maltraitance maternelle. Jusqu’à la fin, elle lui donnera ce réconfort, jusqu’à souiller sa robe blanche du sang empoisonné. Mais Charles IX ne lui accordera pas de s’enfuir avec Henri de Navarre, et encore moins la grâce pour son amant le Marquis de La Môle, montrant par là sa complicité au système familial.
Répliques entre Charles IX et Henri de Navarre
Charles IX à Henri :
« Margot t’aime comme un frère, ce n’est pas pour ça qu’elle m’aime comme un mari… Tu as couché avec Margot ? »
Puis, alors qu’Henri de Navarre lui demande le départ de Margot avec lui, en échange de la vie qu’il lui a sauvée à la chasse :
Charles IX :
« Margot est à moi, elle ne partira jamais »
En somme, la relation frère-sœur est fondée sur la propriété supérieure du frère sur la sœur, supérieure au point d’être en droit de connaître les détails de sa vie conjugale, en droit de détenir le droit de vie ou de mort sur sa sœur. La posture incestueuse dans sa dimension mortifère est exacerbée. Derrière ce refus du départ de Margot se cache aussi sans doute une pointe envieuse à l’égard d’Henri, pour lequel Margot a de l’amitié et avec lequel elle souhaite fuir. Bien plus, Charles IX, en interdisant la fuite à Margot, poursuit l’œuvre du système familial qui consiste à soumettre les récalcitrants internes.
Margot vient elle-même supplier son frère, en vain. Charles IX sacrifie en effet l’innocent de La Môle tant par jalousie que pour une nouvelle fois protéger les crimes de la Mère infanticide. Il faut trouver un coupable, sinon les soupçons de la mort du Roi se porteront sur Catherine de Médicis. Et le système familial protège ses crimes intestins.
Margot supplie son frère : « il n’a fait que m’aimer, ce n’est pas un crime ». Erreur, car aimer est un crime pour le système familial paranoïaque si aimer implique de ne pas couvrir de façon solidaire les criminels internes à la famille. Charles IX avoue ainsi à Margot : « il ne faut pas qu’on sache l’autre crime », à savoir la mère infanticide, celle qui est à l’origine de sa propre mort. Dans la folie familiale, la victime doit couvrir son meurtrier, et une mère tue ses propres enfants. Même au-delà de sa propre mort, Charles IX refuse à Margot de vivre en Navarre, et de vivre son amour avec le Marquis de la Môle. L’inceste se prolonge au-delà de la mort, dans la pourriture des survivants ; et la loyauté familiale doit se poursuivre à n’importe quel prix, jusque dans un sacrifice sans limite.
La Môle est donc décapité ; Margot fait enterrer ses bijoux avec lui, et s’enfuit, portant sur ses genoux la tête sanguinolente tant aimée. Ce faisant, elle ose trahir la famille.
En réponse à la jalousie de ses frères ainsi qu’à leur brutalité, Margot leur répliquera « La Môle m’a appris la jouissance », et c’est bien cette pulsion de vie qui la conduira en Navarre. Margot, du fait d’être victime de tous, ne tire en effet aucun avantage de l’appartenance familiale et développe ce faisant une position éthique, qui ne cautionne plus ce pouvoir totalitaire. En définitive, l’allié de Margot sera extérieur aux liens du sang, car Henri lui accorde l’asile : la Navarre sera « une « terre d’asile pour Margot et pour tous ceux qu’elle aimera », dit Henri. Pour sortir vivant du système familial paranoïaque, il n’est qu’une seule issue : trouver des alliés extérieurs au système.
La jouissance mortifère et le sadisme
La perversion éclate à son maximum, renversant les valeurs, les objectifs, le langage. Les noces, qui devraient symboliser un jour de fête et de fertilité, se transforment en horreur et en massacres innombrables. Ces noces symboles de paix sont renversées en symboles de guerre.
Le plaisir est systématiquement lié à l’instrumentalisation de l’autre, à sa mort physique et/ou psychique. Par exemple, Margot cherche des échappatoires dans une sexualité compulsive qui l’apaise. Ce faisant, elle-même objective l’homme ; elle se prostitue, maintenant ainsi une emprise psychologique. Sa suivante Henriette de Nevers éprouve quant à elle le plaisir voyeuriste de contempler les situations où Margot s’adonne à sa sexualité compulsive. Margot indique d’ailleurs : « Je veux que le plaisir me fasse entrevoir l’image de ma mort » et assume sa sexualité nymphomane : « Je vais coucher avec un protestant. Je continuerai à coucher avec les catholiques ».
L’intrication vie/mort, souillure/pureté se retrouve dans le massacre suivant les noces : « vous avez invité vos victimes à mes noces », hurle Margot à sa famille.
De même, Charles IX, au lieu de se focaliser sur l’horreur des massacres, préfère le voyeurisme consistant à se demander si Margot a partagé sa couche avec Henri de Navarre : « il s’est passé quelque chose cette nuit Margot, quelque chose de plus ? »
Enfin, durant le massacre, les perversions sont à leur apogée. Le Duc d’Anjou semble éprouver un puissant plaisir dans la contemplation des meurtres, tandis qu’Henriette de Nevers, la suivante de Margot, poursuit sa séduction jusque dans le massacre.
La religion est aussi retournée en son contraire : symbole de paix, elle devient œuvre de mort… Le Duc d’Anjou, encore tout recouvert du sang de ses crimes, se signe, tandis qu’Armagnac, contraint de se convertir, indique à Charles IX : « tu es roi d’un pays où plus rien ne s’agite, hormis les gibets », et que Catherine de Médicis se recouvre de deuil, alors qu’elle est la véritable commanditaire du massacre.
Mais, surtout, l’amour est porteur de mort. Tout fonctionne en miroir de la personnalité de Catherine de Médicis qui, au lieu d’être une mère qui protège la vie, est une assoiffée du sacrifice d’autrui, tant dans le meurtre psychique (cas de Charles IX, qui est dépossédé de la moindre autonomie psychique) que dans le meurtre physique. De fait, Henri apprend à ses dépens que c’est par le vecteur de son amante, et à l’insu de cette dernière, que Catherine de Médicis tente de le tuer. L’empoisonneur avait en effet convaincu son amante d’augmenter ses pouvoirs de séduction par un rouge à lèvres qui se révèlerait être une « poudre aphrodisiaque ». Là encore, l’amour est porteur de haine : « Cachez votre peine, cachez votre peur, cachez votre chagrin. Il ne faut pas leur montrer qu’on aime », dira Margot à Henri de Navarre.
Manipulation incessante
Margot est la monnaie d’échange par excellence, monnaie d’échange entre les frères incestueux, monnaie d’échange entre Catherine de Médicis et le pape. Le duc d’Anjou force Margot et la pousse sur l’autel pour obtenir un cri qui sera censé vouloir dire « oui » au mariage. Margot est l’instrument de la folie familiale ; elle en est le révélateur, le symptôme. Elle subit la haine de sa mère, laquelle commet des lapsus révélateurs :
« Anjou va nous quitter. Mon cœur saigne, tu sais. Mes enfants, je les aime tant tous les trois… [regard insistant de Margot], je veux dire tous les quatre ».
La manipulation consiste également à utiliser les sentiments des personnes contre elles, à se servir de toute bonté d’âme à des fins de mort. Margot suggère d’ailleurs à Henri de dissimuler ses sentiments, sinon il perdra les êtres chers et donnera des prises à un pouvoir harceleur sans limites. D’ailleurs, « la baronne » est envoyée pour tuer Henri à son insu, alors qu’elle-même croit avoir choisi des atouts de séduction, qui se révèleront être des instruments de mort. Le complot et la persécution sont le quotidien de cette famille.
Margot et Charles IX, les mal-aimés du pouvoir maternel, tentent chacun de trouver des échappatoires : Margot couche, tandis que Charles IX tente de s’émanciper de la mère totalitaire en créant une famille secrète (il a un fils) et en s’en remettant à l’Amiral de Coligny, le chef de protestants.
Charles IX à Coligny :
« Grâce à toi, je me suis libéré de moi-même […] Ma mère n’est plus reine depuis que Coligny est mon père… »
Mais l’Amiral, qui a compris la fragilité et les manques affectifs de Charles IX, l’utilise également. Ce faisant, Charles IX ne fait que passer d’une emprise à une autre. Charles IX balance donc entre la loyauté familiale à sa mère, qu’il sait meurtrière mais face à laquelle il n’a pas la force de s’opposer, et la loyauté à une figure substitutive de père. Les figures parentales sont antithétiques ; il faut choisir entre l’une et l’autre, telle est une autre caractéristique du système familial paranoïaque.
D’ailleurs, Catherine de Médicis, qui a bien compris le danger politique de cette affection filiale pour son rival, orchestre le meurtre de l’Amiral de Coligny. Il faut éradiquer le risque que le royaume ne bascule dans le protestantisme, c’est-à-dire le risque que la dynastie ne s’éteigne. Ce faisant, elle brise une nouvelle fois son fils Charles IX qui, devant la souffrance occasionnée par une mère omnipotente qui tue sciemment la figure substitutive du père, exige un massacre inouï, qui marque d’autant l’horreur de la décision maternelle, et qui illustre une logique de désespoir. Sans doute d’ailleurs espère-t-il peut-être, qu’une fois le massacre effectué, la Reine s’apaisera dans ses désirs sanguinaires.
Charles IX à Catherine de Médicis :
« Maintenant il faut aller jusqu’au bout… […] Vous voulez la mort de l’Amiral ? Moi aussi ! Moi aussi ! Mais alors tous les autres dans toute la France doivent y passer avec lui. Pas un seul ne doit rester. Pas un seul ne doit rester, qui puisse m’en faire le reproche ! […] J’ai dit tous !! »
Utilisant le désespoir de son fils qui ordonne de tuer ceux qu’il aime, Catherine de Médicis le prend au pied de la lettre. Pour une fois, les ordres du Roi sont respectés, tandis que la Reine n’avait pas eu besoin d’ordre du roi pour programmer le meurtre de l’Amiral de Coligny et annoncer à Charles IX qu’elle avait fait tirer sur l’amiral. Mais là, c’est différent : « le Roi a dit tous ».
Haine, persécution et passion du pouvoir
Les frères se haïssent et haïssent Margot qui n’est là que pour leur appartenir. Elle est l’objet de tous, y compris de son amant le duc de Guise, qui s’illustre dans une crise de jalousie le jour de son mariage. Margot stipule bien cette appartenance, à l’issue de son mariage :
« Il ne sera jamais mon mari, vous serez toujours mes frères »…
De plus, l’Amiral de Coligny paie un tueur pour s’occuper de De Guise, ordre émanant sans doute de Charles IX, lui-même jaloux de l’amant de sa sœur. D’ailleurs, De Guise s’enquiert auprès de Margot : « Á qui as-tu donné ta virginité ? Á l’un de tes frères ? Auquel ? »
Henri de Navarre comprend bien la place familiale de Margot : « Vous croyez que votre famille vous protège ? […] Votre mère vous vendrait », et la qualifie de « monnaie d’échange », tandis que Margot évoque être « otage de [ses] frères, un objet pour eux ». En effet, Margot découvre l’amitié avec Henri de Navarre, et l’amour avec le Marquis de la Môle. Ses frères et sa mère n’auront de cesse de les lui ôter.
Cela a été suggéré, le dénuement total de sens éthique et le primat de la persécution laissent supposer une construction familiale autour de la psychose paranoïaque : surveillance, vigilance accrue, méfiance organisée autour du sentiment de persécution, contrôle permanent et renversement systématique en son contraire (vie/mort, bien/mal), logique du complot subi et agi etc. On est avec Catherine de Médicis, ou contre, sans intermédiaire possible. Le système est harceleur et ne tolère aucune contestation. Ainsi, les trois issues possibles sont la soumission, la fuite ou la mort.
Á la question « qu’est-ce que la trahison ? », Catherine de Médicis répond ainsi : « l’habileté à marcher dans le sens des événements ». Il devient nécessaire de forcer les événements. Catherine de Médicis consulte en effet l’avenir. Le guérisseur/empoisonneur lit dans les entrailles « une triple mort, suivi d’une déchéance ». La lecture occulte n’est pas acceptée par Catherine de Médicis, qui tente alors de violenter le destin, ce qui ne fera que précipiter son accomplissement. Le sentiment de toute-puissance est tel que Catherine de Médicis a l’illusion de pouvoir contrôler le pouvoir occulte et le pouvoir terrestre.
La haine fratricide se retrouve dans le vœu concerté que Charles IX meure. Ce faisant, l’ennemi est toujours plus intestin que l’on ne l’imagine. Lors de la scène où Charles IX manque de mourir dépecé à la chasse, ses frères ne tirent pas pour tuer le sanglier, et contemplent avec plaisir l’événement. C’est Henri qui sauve le Roi, alors que le Roi vient de le trahir le matin même, en ordonnant son enfermement à la Bastille, sur ordre de sa mère. Charles IX, de même qu’il sacrifie sa sœur à la folie de sa mère, sacrifie pareillement son amitié pour Henri. La loyauté maternelle est bien plus forte, alors que les rivalités fraternelles explosent. En prenant le pouvoir, il s’agit sans doute aussi de capter davantage l’attention d’une mère si peu aimante pour autre chose que la stratégie. Charles IX regarde alors Anjou pour lui dire : « je ne suis pas encore mort et tu n’es pas encore roi ».
Puis Catherine de Médicis ordonne au troisième et cadet de ses fils de porter le livre de chasse ayant appartenu à De la Môle sur la table d’Henri de Navarre, livre dont elle aura bien pris soin d’empoisonner les pages. Le frère et la mère du Roi se retrouvent complices du même crime, comme s’ils l’avaient inconsciemment souhaité, Charles IX étant devenu un élément gênant pour la famille : trop fou pour être pleinement manipulé par sa mère, trop encombrant pour les désirs de royauté de ses frères.
L’empoisonneur du Royaume remplit également un rôle ambigu : annonceur de destinées fatales, pourvoyeur de poisons mais aussi révélateur. Face au poison dont meurt préalablement le chien de Charles IX, l’empoisonneur répond connaître assurément les composants du poison, « comme si je l’avais préparé moi-même ».
Trahir la folie familiale
Margot découvre l’amour avec le Marquis de la Môle, qui, parce qu’il a tout perdu, n’est pas dangereux et gagne l’amour : « Alors pour toi ce sera gratuit », lui indique Margot, qui comptait bien se prostituer lors de sa nuit de noces.
De plus, les protestants sont opprimés par le pouvoir de la Reine Mère tout autant que Margot ne l’est. Margot sauve donc la vie du Marquis de la Môle. Margot lui précise d’ailleurs : « Je suis avec toi du côté des opprimés. Je ne veux plus retourner du côté des bourreaux ». Suite à la nuit des massacres, alors qu’initialement elle prétendait « je suis des leurs », dans une loyauté familiale imposée, Margot trahit sa famille, dicte la conversion d’Henri et lui prodigue des conseils pour sauver sa vie.
Henri : « cette nuit j’ai appris la haine… »
Margot : « apprenez l’hypocrisie : il faut vous convertir »
Elle tente de convaincre Henri de fuir :
« Jésus dirait à votre roi : exposez-vous à la noyade, exposez-vous aux vents de l’océan, partez de cette Cour. Mais n’attendez pas d’être la victime ou le témoin d’une catastrophe ! Moi je vous dis, fuyez ce soir, maintenant ! Ils ont tué votre mère la première, aujourd’hui ils ont voulu tuer Coligny, demain ce sera vous ». Margot lui sauve plusieurs fois la vie, et Henri lui accordera l’asile en terre de Navarre.
La seule façon de sauver sa vie pour Margot implique donc une trahison à une loyauté mortifère envers la famille. Cette trahison, Margot la paie du prix de la mort de son amant. Mais, en trahissant, elle obtient ce qu’elle n’avait jamais pu obtenir au sein du système : la liberté.
Conclusion
En somme, « La Reine Margot » est un film sur la psychologie du pouvoir harceleur. La figure de Catherine de Médicis s’organise comme une personnalité paranoïaque qui ne tolère aucune résistance à son pouvoir, et ne s’embarrasse d’aucun scrupule pour mettre en place une stratégie de conservation ultime du pouvoir. L’emprise règne sur la famille, par le biais de ce matriarcat infernal. Seul le bouc émissaire du système paranoïaque parvient à raisonner, et s’enfuir, car il n’attend pas de compensation du harceleur. Sur le plan psychologique, certaines trahisons de systèmes familiaux sont nécessaires, pour pouvoir connaître la liberté, c’est-à-dire la santé psychique, et pouvoir respirer sa vie. Ces trahisons à la loyauté familiale impliquent des renoncements importants : acharnement sur celui qui souhaite fuir, brisure de ce qu’il a de plus cher, culpabilisation outrancière etc.
Note
[1] In Revue Sens Public, Dossier Cinéma. « La Reine Margot », 1994, film d’après le roman éponyme d’Alexandre Dumas père.