Revue littéraire d’Ariane Bilheran pour L’Antipresse n° 329 du 20/03/2022.
« Il faudra qu’un nouveau mouvement crée un nouveau climat moral
où les moyens justifient la fin et non le contraire.
Créer ce climat moral : je crois que c’est pour cela que je me bats. »
Arthur Koestler est un témoin et analyste majeur du fait totalitaire aux XXème siècle. Après Un testament espagnol et Le Zéro et l’infini, La lie de la terre, manuscrit écrit de janvier à mars 1941, depuis Londres, raconte la période française de 1939-1940, les rafles arbitraires, les persécutions et les camps, et la fuite hors de France.
Avec Koestler, l’écriture naît des aventures personnelles, souvent aux confins du supportable : depuis les prisons espagnoles de Malaga et de Séville sous Franco, jusqu’à l’internement au camp du Vernet. Mais de son écriture naissent d’autres aventures, plus intérieures, plus intimes, interrogeant l’existence humaine, son rapport à soi, à l’autre, à l’histoire, à notre statut métaphysique. Entre journal de guerre et récit autobiographique, Koestler est aux prises avec les épreuves historiques, dans lesquelles il se débat, durant la période trouble de la capitulation de la France. On y découvre l’angoisse des camps, l’arbitraire des arrestations, l’absurdité de l’administration française, qui prépare « la marchandise » pour les nazis.
L’individu crée les événements historiques tout autant qu’il est créé par eux : « ce fut à ce moment-là, le vendredi 1er septembre 1939, à une heure, au Restaurant des Pêcheurs, du Lavandou, que la guerre commença pour nous. » Comme toujours dans son œuvre, Koestler souligne les formes vicieuses d’endoctrinement de la psychologie des masses, et la manière dont la propagande se complaît dans les paradoxes : « Ces journaux leur avaient expliqué que seuls les bellicistes de la gauche voulaient précipiter la France dans l’abîme. Ils leur avaient expliqué que la démocratie, la sécurité collective et la Société des Nations représentaient de belles idées, mais que tous ceux qui voulaient se battre pour elles étaient des ennemis de la France. Et les mêmes journaux, tout à coup, voulaient les convaincre que leur devoir était de se battre et de mourir pour des choses qui, hier encore, n’en valaient pas la peine, et ils le pouvaient avec exactement les mêmes arguments qu’hier encore ils avaient ridiculisés et déformés. »
Koestler y interroge le fascisme ordinaire, dans un pays alors dominé par la « lois des suspects », et une police omnipotente. Le fascisme ordinaire, c’est la grimace du petit bourgeois, et le moralisme bien-pensant. Malgré tout, comme « les nazis nous avaient appris à nous consoler par des comparaisons » : il y a toujours pire. Et c’est au creux des expériences infernales que Koestler cherche, comme un alpiniste scrute les creux de la paroi auxquels se raccrocher, les soupçons d’humanité : elle se dessine, et se devine, au cœur du désespoir, dans les sous-sol de la violence, et en la matière, la réalité de l’expérience prévaut sur les illusions mortes : « Mais maintenant, en scrutant le regar vide et bestial de mon voisin, je recommençais à comprendre enfin pourquoi la classe ouvrière s’était toujours méfiée des intellectuels de gauche. On peut réciter Marx et Lénine par cœur, tant qu’on n’a pas senti l’odeur de transpiration d’un agent à deux doigts du nez, on ne comprend pas de quoi il s’agit. »
Toute l’œuvre de Koestler est traversée par la mort des illusions : « aucune mort n’est aussi triste et aussi définitive que la mort d’une illusion », nous dit-il. Pourquoi a-t-il quitté le Parti ? « J’ai cessé de croire que la fin justifie les moyens. » L’expérience concentrationnaire du Camp du Vernet est ainsi décrite : « J’avais le sentiment que mon cerveau s’était transformé en une sorte de marmelade qui ne permettait la formation d’aucune pensée cohérente. Les meules du malheur écrasaient lentement mais sûrement à la fois nos corps et nos esprits. » Pour échapper à la traque, il change d’identité en devenant légionnaire, mais cette nouvelle illusion ne remplit pas sa fonction : « Je croyais qu’en devenant le légionnaire Dubert et en me faisant pousser la moustache, je pourrais échapper aux fantômes du passé. Mais il n’y a pas d’évasion, et il ne doit pas y en avoir. »
La perte des illusions s’accompagne fatalement de l’acceptation de la tragédie humaine : « Ce qui est tragique, c’est que nous tournons dans un cercle vicieux : sans éducation des masses, pas d’évolution politique ; mais sans évolution politique, pas d’éducation des masses. » Koestler y répond par la nécessité d’humaniser les quelques paroles échangées, les silences et les regards, et d’approfondir le sens de la souffrance et de la mort. Des soupçons d’humanité… là où l’on ne l’attendrait pas, au détour d’une rencontre, d’un autre souvent égaré dans des fonctions et des rôles qui auraient pu être bien différents selon le contexte historique.
Dans cette errance, Koestler nous témoigne de l’ampleur des suicides de ses compagnons d’époque, et notamment de Walter Benjamin, l’un des êtres les plus spirituels qu’il dit avoir côtoyé, et cousin de Günther Anders. Mais l’époque n’était pas à la reconnaissance des êtres spirituels… L’obstination de Koestler à vivre et un concours de circonstances lui permirent de s’échapper miraculeusement de l’antichambre de l’enfer nazi. « Si j’ai narré tout au long mes aventures, c’est qu’elles sont typiques de l’espèce d’humanité à laquelle j’appartiens : les exilés, les persécutés, les traqués de l’Europe ; les milliers et les millions qui, à cause de leur race, de leur nationalité ou de leurs croyances, sont devenus la lie de la terre. Les pensées, les craintes, les espoirs, même les contradictions et les incongruités du « je » de ce récit, sont les pensées, les craintes, les espoirs et surtout le désespoir dévorant d’un pourcentage considérable de la population européenne. »
La lie de la terre ? Bien plutôt, le sel de la terre.
Ariane Bilheran.