7 décembre 2015
En ces temps quelque peu troublés en France, je vous propose une réflexion philosophique sur la notion de Raison d’État, avant la prochaine brève qui portera sur « le psy et le politique » (le psy peut-il, quand bien même il le souhaiterait, s'abstraire du champ politique ?).
Je ne désire pas, à ce stade, et bien que cela me le soit demandé du côté de mes contacts étrangers, évoquer les « actualités » françaises car la situation générale est bien trop émotionnelle et inflammatoire pour que les débats et les idées puissent circuler librement et de façon constructive.
Dès lors, pourquoi ne prendrions-nous pas de la hauteur de vue, en déployant le concept philosophique de « Raison d’État »?
La Raison d’État est un moment invoqué par le pouvoir qui, au nom de l’intérêt public, justifie des procédés politiques qui sont illégaux en temps de paix.
Elle s’investit d’une puissance sans appel, inconditionnée, allègue le Droit d’échapper au Droit.
Il y a donc une tension, celle entre la légitimité de l’intérêt publique et celle de l’intérêt des particuliers.
Cette tension inscrit un paradoxe, celui, au nom du Droit, de violer le Droit.
La Raison d’État défie la rationalité commune, et a souvent révélé dans l’Histoire, derrière elle, l’imposture de l’État qui prétend transgresser l’intérêt privé des particuliers au nom d’un intérêt supérieur.
Toute Raison d’État est sous-tendue par une tyrannie, dont chacun sera libre d’interroger la probité, au nom de la légitimité supérieure de l’État.
Montesquieu avait bien développé la nécessaire indépendance des trois pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif, sans laquelle il n'existe pas de démocratie. La Raison d’État méprise une telle indépendance, elle s'estime "au-dessus", "au-delà", d'un intérêt supérieur.
Avec la Raison d’État, c’est la théorie de l’exception qui prévaut : exception aux lois, à la morale, à la relation inextricable de la liberté et de la sécurité. Vient alors la « loi des suspects » dont parlait Hegel : chacun suspecte son voisin et est potentiellement suspect ; la délation est désormais encouragée.
En supprimant, pour tout ou partie, la liberté, la Raison d’État place en insécurité ses propres citoyens.
Si ces derniers confient leur entière liberté à l’État (et non seulement une partie, comme le préconisait Rousseau, cette partie qui, si je la confie à la communauté, augmentera ma propre liberté en retour), ils ne seront plus en sécurité mais à la merci de tout pouvoir abuseur.
Qu'il y ait un ennemi interne ou externe, fantasmé ou réel, ne changera rien à l'affaire.
Toutefois, Cicéron disait, dans le De Officiis que la Raison d’État peut exceptionnellement et effectivement être invoquée, dans la seule mesure où elle répond à une loi morale supérieure et vise le Bien Public.
Il y aurait donc des bonnes raisons d’État, et des mauvaises.
Pour Cicéron, la bonne Raison d’État répond à la totalité des critères suivants :
1° Honestas
L’honnêteté sans faille du bon dirigeant
2° Utilitas
L’utilité incontestable du Bien public
3° Necesitas
Les circonstances qui contraignent le gouvernant à déroger aux règles communes selon la nécessité d’une loi morale supérieure.
Si les trois critères ne sont pas réunis, alors la Raison d’État risque fort de ressembler à un pouvoir de domination sans appel par lequel toutes les méthodes seront utilisées pour conserver le pouvoir et tenter de le maintenir dans une valeur absolue. C’est ainsi que, selon Machiavel, la Raison d’État invoquée pourrait très vite s’extraire de toute valeur morale, et incarner la figure du Mal en politique.
Pour les théoriciens de la philosophie politique, quels qu’ils soient, de Machiavel à Hobbes, il existe une relation de défiance entre gouvernants et gouvernés dont la sécurité est l’enjeu majeur. Car pour le pouvoir malhonnête qui désire se maintenir en l’État, l’objectif sera de désarmer ses sujets et de les réduire à n'être que des enfants massivement dépendants de la protection d’un parent.
Par conséquent, la Raison d’État est, à de rares exceptions près, le lieu de pics de violence sous les règles de la nécessité.
Alors, comment faire ?
L’État a-t-il le droit de déroger aux normes morales au nom de l’Intérêt supérieur de l’État ?
Le risque est celui de l’intérêt exclusif des gouvernants et de la classe politique à l’encontre du peuple (et que le peuple ne soit pas dupe, les divisions supposées de la classe politique ne sont souvent que des divisions de façade, la réelle division étant celle qui sépare le peuple de ceux qui le gouvernent et tentent de le dominer).
L’État a-t-il le droit de transgresser les Lois mêmes de son Institution ?
Il est évident que l’État ne peut pas déroger à sa propre Constitution sans s’y perdre et y perdre, par là-même, le socle du respect de son peuple et de sa liberté.
La Raison d’État est réfutable dans son principe.
Elle indique : « Je te sacrifie », ou encore, « Je sacrifie un innocent pour le salut de tous. »
En cela, elle récuse l’expression de Bien Public.
La fin ne justifie jamais les moyens. Dire le contraire signifie en réalité que l'on prendra comme moyen ce qui n'en est pas un.
Par exemple, au nom de la sécurité et de l'interdit du meurtre, l'on s'autorisera à insécuriser ou tuer quelques innocents.
Quelques questions de philosophie morale et politique se posent à nous et mériteraient d’être amplement débattues si les conditions d’un tel débat pouvaient être aujourd’hui posées :
A-t-on le droit de sacrifier le salut d’un citoyen à celui d’un État, même si l’on invoque la nécessité de l’intérêt public ?
A-t-on le droit de sacrifier le rapport de justice entre les États à l’intérêt particulier de l’un d’entre eux ?
La confiscation de l’intérêt commun n’est-elle pas la marque de la tyrannie ?
Lorsque les gouvernants et la classe politique perdent de leur légitimité, il est très fréquent qu'ils invoquent la Raison d’État.
Ils peuvent même créer des événements dans ce sens, pour maintenir à tout prix leur pouvoir, comme Néron et l’incendie de Rome créé de toutes pièces par lui-même et ses acolytes pour justifier de la persécution des chrétiens.
C’est bien là la rationalité du calcul dont parlait Machiavel, qui nous apprenait que la politique fonctionne (presque) toujours par complots dissimulés.
En somme, la Raison d’État exige de supprimer la légalité inscrite dans la légalité, et s’arroge ainsi une légitimité absolue, qui défie la contingence de la justice humaine, en s’autoproclamant justice transcendante, omnisciente et omnipotente, d’essence divine.
Or, il est, depuis les Grecs Anciens, bien connu que les manifestations de démesure (« hubris »), quelles qu’elles soient, où l’humain se prend pour un dieu, seront sévèrement punies dans leurs effets.
Ariane Bilheran, normalienne, psychologue, docteure en psychopathologie, auteure de nombreux ouvrages dont Harcèlement. Famille, Institution, Entreprise (Armand Colin, 2009), Tous des harcelés ? (Armand Colin, 2010), Le harcèlement moral (Armand Colin, 3e Rééd. 2013), Manipulation. La repérer, s'en protéger (Armand Colin, 2013), Se sentir en sécurité (Payot, 2013), Soyez solaire! Et libérez vous des personnalités toxiques (Payot, 2015).