Ariane Bilheran∗, Normalienne (Ulm), psychologue clinicienne, doctorante (Lyon-II) et chargée d’enseignements en psychologie et psychopathologie cliniques (Aix-Marseille-I), centre de recherches en psychologie et psychopathologie cliniques, université Lumière Lyon-II, institut de psychologie, avenue Pierre-Mendès, France, case 11, 69676 Bron cedex, France.
Sophie Barthélémy, Psychologue clinicienne, chargée d’enseignements et docteur en psychologie et psychopathologie cliniques (Aix-Marseille-I), centre PsyCLE, université de Provence, 29, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence cedex 1, France.
Jean-Louis Pedinielli, Professeur de psychopathologie (Aix-Marseille-I), centre PsyCLE, université de Provence, 29, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence cedex 1, France.
Reçu le 26 octobre 2006 ; accepté le 17 avril 2008.
Résumé
Le temps de la psychose a souvent été associé à un temps figé. Or il semblerait que le temps de la psychose, bien qu’il n’obéisse pas au temps commun, s’inscrive dans un temps qui lui est propre. Les auteurs proposent d’éclairer cette perspective à l’aide d’une distinction entre temporalité sociale et temporalité mythique. La temporalité sociale organiserait le temps linéaire et mesuré qui régit la vie en société, alors que la temporalité mythique caractériserait le temps qui structure les mythes. En se fondant sur les études anthropologiques concernant le temps mythique, la question suivante est posée, notamment : que pourrait nous apprendre la temporalité mythique sur la temporalité psychotique ? À l’appui d’une distinction conceptuelle entre temporalité sociale et temporalité mythique, se développe l’hypothèse selon laquelle la psychose serait structurée par une temporalité mythique, aux antipodes de la temporalité sociale. Étayée sur une méthodologie qualitative avec étude de cas, le développement proposé argumente en faveur de cette hypothèse, en la prolongeant. Il y aurait ainsi deux modalités opposées de la temporalité mythique, fondées sur une même rythmicité circulaire : la temporalité mythique sacrée et la temporalité mythique maudite. La structuration temporelle du délire psychotique relèverait de la temporalité mythique sacrée, dans une tentative de lutte contre la temporalité mythique maudite. Ce constat laisse ainsi envisager des perspectives thérapeutiques orientées vers la psychose, fondées sur la temporalisation de la relation d’objet entre clinicien et patient psychotique.
1. Introduction
La question du temps dans la psychose a été maintes fois émise. Après la notion de « temps vécu » que Minkowski [1] emprunta à Bergson [2], la psychose fut généralement associée à un temps figé, arrêté [3], un « temps des glaciations » [4]. La présente réflexion entend remettre en question cette notion de temps figé, avec pour hypothèse que, si la psychose s’inscrit difficilement dans le temps linéaire et social, elle n’est pas pour autant dans un vécu atemporel. L’un des axes de cette recherche consiste à recourir, par analogie, à la temporalité du mythe1, telle qu’elle a pu être étudiée par les anthropologues, de façon à spécifier ce qui relèverait du vécu temporel propre de la psychose. Les mythes parlent en effet de la création du monde, de l’origine des choses, du passage de la vie à la mort, de la filiation divine. . . comme par exemple le mythe des Enfers chez les Grecs où la mort est conçue davantage comme une métempsycose, ou le mythe de la castration d’Ouranos par son fils Cronos pour décrire l’origine du monde humain. Il semblerait que le discours du mythe et celui de la psychose recouvrent une proximité thématique, ainsi qu’une identique structuration temporelle du discours. C’est pourquoi nous proposons ici d’étudier la temporalité du mythe et d’éclairer la spécificité de celle-ci par une comparaison entre psychose et mythe, de façon à penser la problématique suivante : que pourrait nous apprendre la temporalité mythique sur la temporalité psychotique ? Notre hypothèse est que la temporalité psychotique fonctionne sur le mode de la temporalité mythique et que la prise en compte de cette spécificité peut avoir des implications thérapeutiques. Dans le présent article, nous n’analyserons que deux aspects de cette temporalité mythique : le temps du sacré et le temps du rythme circulaire. Bien entendu, les autres aspects temporels du mythe semblent également à l’œuvre dans la psychose : le temps de la mort [5], mais aussi le temps de l’origine et de la filiation...
La méthodologie est centrée autour d’études de cas, dans une perspective compréhensive et qualitative. Le cadre de la recherche consiste en entretiens cliniques auprès de patients psychotiques hospitalisés en pavillon intra hospitalier, rencontrés régulièrement (deux fois par semaine).
Notre propos s’organisera de la façon suivante : dans un premier temps, nous procèderons à une distinction conceptuelle des notions de temporalité sociale et temporalité mythique, en tâchant de définir au plus près cette dernière. Puis, en nous fondant sur une étude de cas, nous montrerons comment cette temporalité mythique est à l’œuvre dans la psychose sous l’angle du rythme circulaire et du sacré.
2. Temporalité mythique : vue anthropologique
2.1. Temporalité sociale et temporalité mythique
Temporalité sociale et temporalité mythique divergent. La temporalité sociale caractérise un « temps-mesure » [2], celui des horloges, linéaire et irréversible, qui régit et norme la vie en société. Cette temporalité sociale nous confronte à la perte, à l’angoisse de la mort, donc à notre finitude [6]. La temporalité mythique a été caractérisée par les études anthropologiques, notamment celles d’Eliade [7–9]. Le mythe y apparaît comme une mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien. Par-delà l’apparente diversité des contenus mythologiques, il semble qu’il y ait une structure universelle du mythe, qui se fonderait pour tout ou partie sur une temporalité particulière : si, comme Detienne l’affirme [10, p. 221] le mythe consiste à « exprimer une part de l’expérience vécue, assez fondamentale pour se répéter, pour se reproduire », alors cette expérience serait aussi de nature temporelle. Cette temporalité mythique consisterait en une réactualisation incessante du temps des origines, un temps sacré, la figuration du temps de la mort (toujours pensée comme renaissance), un temps rythmique et cyclique, une narration rythmée par des périodes. Ainsi, le « temps vécu » (temps qualitatif de la durée, du devenir vécu par l’individu) [1] peut s’apparenter à deux types de temporalité : soit la temporalité sociale, soit la temporalité mythique.
3. La temporalité mythique : rythmicité, circularité, sacralité
La temporalité mythique s’organise d’abord autour d’une rythmicité, à travers la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements et rituels.
Par exemple, lorsqu’une lignée est maudite, à chaque génération se répète la malédiction. Cette répétition s’apparente presque à de la prédiction. C’est le cas par exemple de la malédiction qui pèse sur toute une lignée (les Atrides. . .), ou des sempiternelles querelles des dieux, infidélités de Zeus à Héra... Par ailleurs, le rythme du mythe est régi par une temporalité cyclique, dans la mesure où rythmicité et répétition permettent l’avènement de périodes (au sens étymologique de réitération circulaire). Chaque rupture est suivie d’un nouveau commencement, qui reproduit un cycle à peu près identique, malgré quelques variations. Ainsi, Eliade [7,9] parle d’un « éternel recommence ment », d’un « retour à un instant intemporel, un désir d’abolir l’histoire, d’effacer le passé, de recréer le monde. » ([7], p. 13).
Or, en procédant de manière circulaire, selon rythmicité et répétition, et non pas sur le mode de la fracture et de la perte, le mythe annule l’œuvre du temps social, et épuise la durée temporelle pour rejoindre un temps d’éternité. De nombreux symbolismes cosmologiques illustrent ce temps circulaire. Ainsi, dans les cultures du monde Antique, le Monde se renouvelle annuellement, et chaque année se purifie à un Temps originaire et sacré. L’Année a souvent été conçue sous la forme d’un cercle (les saisons étant des moments de ce cercle), ce que l’on retrouve également dans différentes religions (par exemple, dans le Temple de Jérusalem, avec les 12 pains symbolisant les 12 mois de l’année, ou encore dans le mythe grec de Perséphone).
Mythe grec de Perséphone
Hadès en tomba amoureux et l’enleva, avec la complicité de Zeus. Déméter, la mère de Perséphone, vint se plaindre à Zeus, qui décida que Perséphone partagerait son temps entre le monde souterrain (Hadès) et le monde d’en-haut (Déméter), en fonction du rythme des saisons. C’est ainsi que le mythe explique le retour annuel du printemps, puisque Perséphone revient, à chaque printemps, présider à la germination. À ce niveau, la sacralisation de la temporalité mythique permet de sortir de la répétition traumatique de la perte. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le mythe se retrouve si souvent non seulement dans le discours psychotique, mais également dans des civilisations n’ayant pas surmonté des traumatismes collectifs.
Mais la circularité seule ne peut qualifier le temps mythique ; cette circularité doit s’accompagner du sacré. Car le temps circulaire, toujours égal à lui-même, peut créer de l’espoir (dynamique du sacré) ou du désespoir (dynamique du profane). Eliade précise que dans les sociétés modernes, désacralisées, « la signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence. (. . .) Lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant. » ([8], p. 95). Cette ambivalence du Temps circulaire est mise en évidence par Nietzsche à travers le mythe de « l’Éternel retour » ([11], p. 57 sq.), qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour le surhumain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme. Ce temps circulaire devenu profane est figuré par le mythe de Sisyphe, comme un temps maudit : Sisyphe est le plus rusé des mortels et le moins scrupuleux. De fait, lorsque Zeus eut enlevé Egine, la fille de l’Asopos, Sisyphe le vit et le dénonça à Asopos moyennant récompense. Zeus, furieux, foudroya Sisyphe et le précipita aux Enfers où il lui imposa de rouler éternellement un énorme rocher en remontant une pente. À peine le rocher était-il parvenu au sommet qu’il retombait et le travail était à recommencer [12]. Sans sacralité, le temps du mythe est non plus éternelle naissance, mais éternelle perte et souffrance. Ainsi, il y aurait trois, et non plus seulement deux, modalités du temps vécu. Le temps mythique maudit (éternel retour pessimiste, répétition traumatique de la perte4), le temps mythique sacré (éternel retour sanctifié), et le temps social (temporalité linéaire). Temps mythique sacré et temps mythique maudit obéissent à une rythmicité similaire. Mais dans le premier cas, cette rythmicité est vouée à la transcendance vers la divinité, dans le second cas, elle est vouée à traduire l’immanence maudite de la condition humaine lorsqu’elle ne respecte pas les divinités. C’est en ce sens que la temporalité mythique concerne avant tout un temps sacré, s’opposant au temps profane de la temporalité sociale. Cette rupture temporelle se double d’une rupture spatiale, qui consacre la scission radicale entre les deux mondes hétérogènes du sacré et du profane, délimitant le territoire des dieux et celui des hommes : l’adjectif latin « sacer » renvoie d’ailleurs à la propriété (est « sacer », ce qui est la propriété des dieux, une propriété inviolable, le sacrilège étant l’atteinte à cette propriété divine).
De surcroît, le temps du sacré organise le mythe dans la mesure où celui-ci raconte une histoire elle aussi sacrée, avec des êtres surnaturels, qui accomplissent des œuvres fabuleuses (création du monde, d’une île, d’une espèce, d’une institution...). En somme, ce qui fonde la société humaine demeure le sacré (de même que le sacré fonde toute création sociale, par exemple la cité romaine). « (. . .) Le mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une “histoire vraie”, parce qu’il se réfère toujours à des réalités. Le mythe cosmogonique est “vrai” parce que l’existence du monde est là pour le prouver ; le mythe de l’origine de la mort est également “vrai” parce que la mortalité de l’homme le prouve et ainsi de suite. » ([9], p. 17). Dès lors, l’existence des humains en collectivité se justifie par des événements sacrés qui se sont passés dans le temps mythique. Vivre implique une expérience religieuse, qui se distingue de la vie quotidienne, dans la mesure où elle réactualise le temps mythique. Eliade souligne d’ailleurs cette opposition : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. (. . .) C’est l’éternel présent de l’événement mythique qui rend possible la durée profane des événements historiques. » ([8], p. 80). La rythmicité sacrée du mythe s’illustre tout particulièrement dans les rituels, dans la périodicité d’un geste paradigmatique à travers lequel quelque chose se révèle comme durable dans le flux universel. Cette rythmicité sacrée est alors proche de la litanie, du leitmotiv, d’une répétition sécure, et non d’une cadence traumatique. En conséquence, le temps social se présente comme une durée précaire, qui mène à la mort en tant qu’elle est une perte, alors que le temps mythique, parce qu’il est sacré, permet de penser une circularité sans perte, puisque la mort est toujours pensée comme renaissance [5].
4. Temporalité mythique et psychose
Notre hypothèse est que le temps vécu de la psychose se rapproche de la temporalité mythique, en opposition avec le temps vécu en accord avec le « temps mesure », s’inscrivant en norme sociale. Plus spécifiquement, le délire psychotique est une actualisation du temps mythique sacré, dans une tentative de lutte contre le temps mythique maudit (temps de Sisyphe).
4.1. Schreber et « L’extinction des horloges du monde »
Schreber ([13], p. 82–83) nous indique comment le temps de Sisyphe peut être en question dans la psychose : « Un tournant particulièrement grave de l’histoire de la terre et de l’humanité me sembla alors être marqué par les événements qui se produisirent un certain jour dont je me souviens avec précision ; ce jour-là, on parla de l’extinction des “horloges du monde”. » Il ajoute : « C’est de ce jour que s’instaura, me semble-t-il, cet état de choses que j’ai entendu designer des centaines et des milliers de fois sous le nom de “malices”. » Ces « malices » témoigneraient de ce que les humains ne sont plus soutenus qu’artificiellement par Dieu. Depuis cette extinction des horloges, « en haut », on tire « les ficelles qui actionnent les êtres humains ». En d’autres termes, l’interprétation de ce passage peut être la suivante : l’arrêt figuré de la temporalité sociale, marqué par les horloges, fait sombrer les humains dans une temporalité mythique, celle de la répétition qui peut même être prédite : « Je puis dire à l’avance avec une certitude presque infaillible à quel moment se produira telle ou telle manifestation de vie », indique Schreber. Cette répétition est douloureuse et l’humain en proie à des « malices », hormis lorsque la divinité « se tient à proximité ». Ainsi, « l’extinction des horloges du monde » consacre l’abandon des humains par la divinité et marque l’avènement du temps mythique de Sisyphe : éternel retour du malheur. . . Face à ce temps de Sisyphe, la tentative de lutte consiste, dans le délire de Schreber, à fonder une illusion de contrôle sur le temps, notamment par la prédiction infaillible et le savoir tout puissant sur les intentions de Dieu. Cette circularité pessimiste du temps vécu dans la psychose est également très bien illustrée par une définition de Philippe, l’un des patients schizophrènes d’Aulagnier ([14], p. 119) :
« Le temps c’est un faux mouvement, on croit qu’il bouge, mais ce n’est pas vrai. Je vous l’ai déjà dit, pour moi le temps est circulaire, je ne peux pas faire une différence entre le passé et le futur. Je ne peux pas plus faire une différence entre la vie et la mort. Je ne comprends rien à toutes ces dualités : passé/présent, vie/mort, présent/futur (. . .) S’il y a quelque chose de différent de la vie ce n’est pas la mort, mais autre chose, je ne sais pas quoi. »
Dès lors la sacralisation propre à la temporalité mythique permettrait de lutter contre ce temps mythique maudit.
4.2. Gabrielle et la parole divine
Ainsi que l’illustre le cas Schreber, le délire psychotique apparaît comme une lutte contre le temps de Sisyphe. Pour tenter de mieux saisir cet aspect, et la façon dont se révèle la temporalité mythique sacrée dans le délire psychotique, nous nous appuierons sur la rencontre avec une patiente psychotique, Gabrielle. Il s’agit d’une patiente née en 1940 et hospitalisée en moyenne deux fois par an depuis des années. Elle présente des accès délirants presque en continu, avec des mécanismes intuitifs, interprétatifs et hallucinatoires, et des thèmes mystiques, persécutoires et de filiation, ainsi qu’une exaltation de l’humeur. La rythmicité sacrée de la temporalités mythique s’illustre dans le délire de Gabrielle par une répétition des thèmes, des incantations et des rituels, une confusion et une sacralisation des temps, ainsi qu’une pensée de la mort comme résurrection.
Gabrielle écrit beaucoup, et elle adresse ses lettres aux personnes auprès desquelles elle a pu « mettre en dépôt » par ailleurs une parole, comme cela a pu être le cas dans le dispositif des entretiens cliniques de recherche. Elle semble « élire » une personne qui puisse « porter la parole divine » et cette personne varie au gré des suivis médicaux et psychologiques. Or le contenu de ses écrits n’a guère varié depuis cinq ans. Gabrielle pense être l’Ange Gabriel, qui porte les messages divins aux humains, afin que règne la paix sur terre. Elle dit insuffler aux hommes d’État des décisions de la plus haute importance. Elle répète des thèmes bibliques centraux et se confère un pouvoir didactique concernant la parole divine. Gabrielle pratique de nombreux rituels à vocation messianique : par exemple, elle prononce souvent des phrases d’ordre incantatoire en hébreu ou en yiddish, et a toujours sur elle une carte postale de la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, dans un esprit superstitieux. C’est une sorte de leitmotiv, qui rejoint celui des histoires qu’elle raconte en boucle. Par exemple, lorsque Gabrielle a été en colère contre quelqu’un, elle a un rituel destiné à rétablir la paix dans le monde et à chasser les mauvais esprits. Il consiste à tendre la main droite en disant « je vous donne ma paix », afin que l’interlocuteur tende la main à son tour et dise « je vous donne ma paix », dans une absolue réciprocité. Les deux protagonistes doivent alors se regarder dans les yeux. Si le rituel n’est pas respecté dans le moindre détail, Gabrielle se met dans des états de fureur. Elle indique à propos de ce rituel : « Il faut répondre ça à l’Église et comme ça la paix dans le monde s’imposera bientôt. » Par ailleurs, Gabrielle semble ne pas vivre dans la temporalité sociale, mais dans un temps qui ne conçoit pas la linéarité. Son temps vécu paraît davantage relever du mythe : les dates ne correspondent pas à des mesures, mais sont des chiffres sacrés, dotés d’un sens ésotérique, et qui reviennent sans cesse dans le délire. Par exemple Gabrielle appelle de ses vœux pour les présidentielles de 2007 le Général de Gaulle. Elle rythme le présent et l’avenir en cherchant à réactualiser des événements passés : ainsi, parfois, Gabrielle se transforme en monarque absolu soucieux des pauvres de son royaume, donne des ordres et prend des mesures exemplaires. Cette faculté de voyager dans le temps est régulée par les rythmes que sont des événements similaires (la prise de pouvoir, l’aide aux pauvres. . .), lesquels sont simplement transposés d’une époque à l’autre, se répètent. Gabrielle semble traverser les âges avec ces constantes. Seul demeure son rôle crucial pour la France, qui permet de penser une forme d’unité constituée, par-delà le défi du temps, dans la répétition et le rythme. La temporalité sacrée se définit de surcroît par l’initiation au spirituel, qui consacre une rupture temporelle. Dans cette perspective, Gabrielle considère sa maladie comme une « crise mystique ». Les médecins la croiraient « folle », « schizophrène », mais elle a toujours réfuté ce diagnostic, en disant qu’il y a une véritable incompréhension sur son statut de « messagère ». En somme, comme dans la temporalité mythique, la maladie devient initiation en permettant une transformation qualitative de l’expérience sensorielle, notamment à travers l’expérience de l’extase, qu’elle raconte ainsi :
« Le huit mai 1998, il y a six ans en arrière, j’ai vu à 11 heures dans le ciel de Marseille, de ma fenêtre qui donne sur la Basilique Notre-Dame-de-la-Garde, j’ai vu une nuée qui représentait Jésus-Christ portant la croix. C’était un dimanche, à 11 heures, le huit mai 1996, il y a huit ans déjà : le nuage qui passait et qui a disparu, Jésus portant la croix, bourré d’épines, et il marchait avec la croix. C’était une annonce et une prémisse. Une nuée, c’est un petit nuage qui annonce un événement. Ce n’est donc pas quelque chose qui a déjà eu lieu ; ce n’est pas quelque chose qui est arrivé, qui a été enterré. La nuée c’est. . . une annonce. Cet homme n’est pas encore mort. Et comment je le sais ? Car quatre à cinq mois avant cette nuée, deux fois à 20 heures, quand je fermais les yeux pour dormir, j’ai vu une lumière et seulement son visage. Et c’était le même que dans la nuée. Je me souviens, un jour, je suis allée chez une princesse russe. Nous nous connaissons depuis 300 ans déjà, depuis 300 ans déjà. Elle est de la haute aristocratie, comme moi. Je dis pas mon nom et je dis pas le nom de la princesse, mais vous pouvez me croire. Quand nous sommes allées un jeudi soir tard le soir, dire les prières et embrasser le Saint Suaire, tout était déjà là, pour annoncer qu’il est mort (trois jours après il ressuscite). J’étais donc allée me promener et je vois Jésus debout avec un plateau d’argent à la main. J’ai monté l’escalier de la Basilique, je suis redescendue pour le regarder, et après je suis remontée car j’étais sûre que c’était Jésus-Christ. Il parle couramment allemand. »
Outre l’expérience extatique, on peut noter là encore une confusion des dates, une faculté prodigieuse à traverser le temps (« trois cents ans »), ainsi qu’une pensée de la mort comme résurrection. Le temps sacré est avant tout celui des ressuscités : l’hiérophanie est illustrée par la vision d’un Christ ressuscité, auréolé de lumière et qui continue d’accomplir des miracles, permettant ainsi la réactualisation du temps mythique, et l’immersion dans un temps sacré caractérisé par la répétition rituelle (« tous les jours »). Parmi les ressuscités, il y a notamment l’Ange Gabriel lui-même, à travers Gabrielle : « Ce qui est impressionnant, chez moi, l’Ange, c’est que je parle toujours pareil. Je fais éclater la vérité ou plutôt les vérités au grand jour. (...) Moi, je suis l’ange qui indique le chemin à suivre aux braves gens pour accéder au paradis ». À chaque entretien, d’ailleurs, elle demande à signer les notes du clinicien, et inscrit alors : « C’est l’ange Gabriel qui a dicté ses pages », tout en donnant un titre à l’ensemble, par exemple « Préparation d’un défunt à la résurrection post mortem ». En somme, tout le délire de Gabrielle s’articule autour de la lutte contre la mort : elle est l’ange, qui délivre les mortels de leur condition, et la mort est toujours pensée sous l’angle de la résurrection. Elle a aussi pour projet de constituer un séminaire au sein du service, « avec des étudiants, des psychologues et des psychiatres », où elle enseignerait l’art d’embaumer les cadavres afin de leur permettre la résurrection. La meilleure définition de la temporalité mythique sacrée à l’œuvre dans le délire psychotique pourrait être celle que donne Gabrielle elle-même. De fait, un jour elle confia que, si elle est autant inspirée des paroles divines, c’est parce que dans sa tête, il y a un rouleau avec les paroles que Dieu lui dicte et qui défilent « à l’infini ». En somme, le texte sacré défile en continu et « c’est sans fin ».
4.3. Discussion : résultats, limites
Plusieurs éléments ressortent de cette étude de la temporalité du délire psychotique, apparentée à la temporalité mythique sacrée. Tout d’abord, les patients psychotiques éprouvent souvent un vécu mélancolique, avec une difficulté massive à penser la perte et la mort. L’usage de la temporalité mythique sacrée dans le délire nous semble être une tentative de lutte contre ce vécu mélancolique, contre le temps mythique maudit. Dans ce cadre, le rythme apparaît comme le maillon essentiel pour permettre cette lutte, car il organise l’expérience, loin du chaos, et instaure les débuts d’une sécurisation. Ciccone ([15], p. 24–26) caractérise ainsi l’expérience du rythme dans le développement psychique de l’enfant : « Le rythme est organisateur des expériences de fracture, de chaos. » Il considère « le rythme comme constitutif d’une base de sécurité », car il est présent dès la constitution du fœtus dans le ventre de la mère. Les « premières traces sonores et rythmiques (...) représenteraient les premières expériences de discontinuité, de césure du temps, mais aussi de mesure du temps. Le rythme rend le temps mesurable et participe ainsi des conditions d’existence du processus même de différenciation ». Le rythme garantirait chez le bébé un sentiment de continuité ainsi qu’une illusion de permanence, et en cela, il est à relier aux analyses de Winnicott [16] sur l’objet transitionnel dont le rôle est de rendre supportable à la psyché infantile la douleur de la séparation affective, et d’instaurer un sentiment continu d’exister malgré la discontinuité de la présence de la mère. Il semblerait qu’il en soit de même dans la psychose : le rythme permettrait d’acquérir un sentiment de continuité de soi et de permanence qui puisse pallier l’angoisse de la perte. Toutefois, ce n’est pas seulement le rythme qui garantit le sentiment de sécurité, mais surtout la rythmicité d’expériences sécurisantes. Car si le rythme est organisateur, il peut être, soit traumatique (cas de la cadence militaire, tant utilisée dans les régimes totalitaires), soit sécure (rythmicité d’expériences sécurisantes ou thérapeutiques). De plus, la circularité des répétitions et des rituels est inhérente au rythme, ainsi que le soulignent Ciccone et Ferrant ([17], p. 95–96) : « En musique (. . .) le tempo désigne la vitesse d’exécution d’une œuvre, sa cadence ; le rythme en revanche désigne une véritable construction dans le temps, avec à la fois des retours périodiques de certaines séquences et des changements à l’intérieur de ces séquences. Le rythme contient donc un retour du même et des écarts à l’intérieur de ce même. » La circularité conforte cette « continuité sécure », support d’élaboration des expériences de séparation et de discontinuité. Ainsi, dans la temporalité mythique maudite, « le trait spécifique du vécu temporel de la psychose est la mêmeté d’un “déjà-vécu-depuis-toujours”, que le sujet retrouve et répète chaque fois qu’une expérience et une rencontre le confrontent à une situation que nous appelons “traumatique” : qualificatif qui ne dépend pas de l’objectivité de la situation, mais de ce qu’elle réactive, en réponse, chez ces sujets. » [18, p. 268–269]. Nous faisons l’hypothèse que cette temporalité du même « déjà-vécu-depuis-toujours » s’organise en temporalité mythique sacrée dans le délire, c’est-à-dire en temps qui autorise une tentative de réparation des répétitions traumatiques. Car, c’est l’instauration du sacré par le délire qui nous paraît participer à cette sécurisation de l’expérience, initiée par la rythmicité. Dès lors, il pourrait être intéressant de comprendre la spécificité du lien entre relation d’objet et processus délirant, à travers la notion de temporalité. La relation d’objet fusionnelle, qui implique l’absence de discontinuité et le déni de la perte, entrave certes l’accès à une temporalité linéaire, mais est-elle strictement identique dans le processus délirant incluant la temporalité mythique sacrée, que dans le vécu temporel régi par la temporalité mythique maudite ? Il nous semble que l’instauration du sacré introduit une dimension potentiellement tierce dans la relation à l’objet, celui d’un rôle sacré qui permettrait d’espérer une unité psychique. Selon Resnik, « l’espoir du moi psychotique est d’inventer un Messie, un moi-guide charismatique ou de se travestir lui-même, en Messie, pour projeter alentour les fragments de son univers mutilé, déboussolé et en quête d’un chemin » [19, p. 106]. Si l’évolution du processus délirant est corrélée à celle de la relation d’objet, voire de la rencontre intersubjective [20], nous faisons l’hypothèse d’une mise en travail possible de la temporalité chez le patient, dans l’intégration progressive de la temporalité mythique et de la temporalité sociale.
5. Conclusion
La psychose semble aux prises avec la temporalité mythique dans ses deux modalités (maudite et sacrée), aux antipodes de la temporalité sociale. Le délire psychotique serait une lutte contre la temporalité de Sisyphe, temporalité mythique maudite, laquelle serait, dans le délire, transcendée par la temporalité mythique sacrée. Nous pensons que l’accès à cette temporalité a un rôle « réparateur ». C’est pourquoi la question temporelle peut nous conduire à repenser la place du soin dans la psychose. Outre l’importance de la rythmicité sécure de la thérapie, il est aussi important que le thérapeute aille à la rencontre du patient dans cette temporalité mythique, afin de le mener progressivement à intégrer les figures de la perte irréversible qu’illustre la temporalité sociale.
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Références
[1] Minkowski E. Le temps vécu (1933). Paris: PUF; 1995.
[2] Bergson H. La pensée et le mouvant (1934). Paris: PUF; 1938.
[3] Madioni F. Le temps et la psychose. Paris: L’Harmattan; 1998.
[4] Resnik S. Le temps des glaciations. Paris: Erès; 1999.
[5] Bilheran A. Le temps de la mort dans la psychose : un temps mythique ? Lyon: Canal Psy (Institut de Psychologie); 2007.
[6] Heidegger M. Être et temps (1927). Paris: Gallimard; 1986.
[7] Eliade M. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (1951). Paris: Payot; 1983.
[8] Eliade M. Le sacré et le profane (1957). Paris: Gallimard; 1965.
[9] Eliade M. Aspects du mythe. Paris: Gallimard; 1963.
[10] Detienne M. L’invention de la mythologie. Paris: Gallimard; 1981.
[11] Bilheran A. La maladie, critère des valeurs chez Nietzsche. Prémices d’une psychanalyse des affects. Paris: L’Harmattan; 2005.
[12] Grimal P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (1951). Paris: PUF; 1994. [13] Schreber DP. Mémoires d’un névropathe (1903). Paris: Seuil; 1975.
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[15] Ciccone A. L’expérience du rythme chez le bébé et dans le soin psychique. Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2005;53:24–31.
[16] Winnicott DW. Objets transitionnels et phénomènes transitionnels (1951). In: Winnicott DW, editor. Jeu et réalité. Paris: Gallimard; 1975.
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