29 avril 2013
Le harcèlement à l’école fait débat. Si le phénomène du bouc émissaire n’est pas récent et a toujours existé dans les groupes d’adolescents, sa nouveauté, en revanche, réside dans la précocité des conduites harceleuses (dès la maternelle maintenant), ce qui interroge, de façon plus ample, le rapport de notre société au respect de l’être.
Le monde des enfants est à l’image de la société des adultes ; le monde de l’école chez l’enfant se construit à l’image du monde du travail chez l’adulte.
Pire encore, la perversion œuvre dans le système car, chez les enfants aussi, seront en particulier harcelés les enfants empathiques, qui ont du cœur, de la consistance d’être. Car dans la perversion il s’agit de se nourrir d’autrui. Dans l’emprise perverse, l’on parle souvent d’énergie, se nourrir de l’énergie de l’autre. Or l’énergie psychique se retrouve dans l’émotion. Ce dont la perversion se nourrit, dans le harcèlement, est souvent du cœur de l’autre, de ses capacités empathiques, de ses compétences émotionnelles.
Sur des enfants, les impacts traumatiques sont bien entendu démultipliés et ce, d’autant plus que le monde des adultes aura failli dans sa capacité à sécuriser l’enfant, pour qu’il puisse grandir et développer son psychisme dans le respect de son être, de son imaginaire, de sa sensibilité.
L’éducation en cause
Nier le rôle éducatif de l’École revêt un non-sens. Ne s’agit-il pas de L’Éducation Nationale ?
Le projet est contenu dans le terme. Néanmoins, il convient de borner ce rôle éducatif que revêt l’École.
Que font les adultes ? Où sont les adultes ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un adulte ? Voilà autant de questions auxquelles renvoie l’émergence du harcèlement à l’école.
Dans mes travaux de recherche, j’ai insisté sur le rapport inverse du harcèlement et de l’autorité. La perte de l’autorité fait le lit du harcèlement, dès le plus jeune âge. La question est celle du cadre qui nous permet de vivre ensemble. L’autorité, à ne pas confondre avec l’autoritarisme, introduit un rapport au temps des générations, une garantie de compétences, un pouvoir fondé sur la valeur de la justice, une reconnaissance du passé pour garantir l’avenir. Elle sécurise et protège nos rapports sociaux.
Bien sûr, elle suppose une asymétrie des relations : celui qui exerce l’autorité et celui qui la reçoit. Cette asymétrie est fondée sur une hiérarchie des savoirs et du temps. Tout ne se vaut pas, dit l’autorité. Mais cette asymétrie est une chance, car dans l’autorité il s’agit de transmission, de discipline, de règles, de valeurs qui sont données pour que celui qui reçoit l’autorité puisse à son tour l’exercer et devenir un être autonome, c’est-à-dire, selon la définition de Kant, un être qui se tient droit par ses propres lois.
Lorsque l’éducation se perd, elle dénie l’autorité, la discipline, l’effort et traverse deux écueils : un égalitarisme arithmétique ou un fétichisme de l’enfant.
Dans les deux cas, le développement psychique vers l’autonomie est nié, et les pratiques harceleuses en milieu scolaire ne peuvent que progresser.
L’égalitarisme arithmétique consiste à penser que l’enfant est l’égal de l’adulte, qu’il a les mêmes droits. L’on oublie ce faisant le deuxième morceau, à savoir que s’il a les mêmes droits, il aurait les mêmes devoirs. Une telle pensée serait un déni d’enfance, pour reprendre le terme de Paul Ariès, un déni de la subjectivité, des besoins de l’enfant qui doit rencontrer des adultes structurants qui l’aident à se construire, à devenir autonome, et qu’il admire pour souhaiter leur ressembler et faire l’effort de grandir. L’égalitarisme arithmétique est la fabrique des « enfants tyrans », où l’enfant est tyrannisé par ses propres pulsions d’envie et de meurtre (que tout être humain doit apprendre à canaliser et secondariser) et où l’enfant ne rencontre pas d’adulte ayant suffisamment d’autorité pour assumer le conflit, la limite, la sanction et ce qu’elle peut comporter de contraignant, surtout lorsqu’il existe une confusion massive entre sanction, violence et maltraitance. La sanction juste et ferme, sans violence, n’est pas une maltraitance. Son absence peut en être une, en abandonnant ainsi l’enfant au règne de la violence pulsionnelle.
Le fétichisme de l’enfant est le deuxième écueil qui signe la fin de l’autorité : l’enfant est porté aux nues, idéalisé, l’on cherchera tout le temps et par tous les moyens à « lui faire plaisir ». C’est oublier et nier que le rôle de l’adulte n’est pas de « faire plaisir » et de devenir un serviteur de l’enfant, mais que se mettre au service de l’enfant, c’est se mettre au service de son développement, de ses besoins psychiques et que cela implique, certes du plaisir, mais avant tout une lutte contre la violence, les caprices de tyran, ainsi qu’un cadre de règles justes, constantes et cohérentes qui permettent de rassurer, de contenir et de véhiculer le message que, « non, tout n’est pas permis ». Sans discipline, il nous est impossible d’apprendre, de progresser, de créer.
Cela renvoie en grande partie à l’instrumentalisation de la société marchande sur tous les êtres, et en particulier sur les êtres en devenir que sont les enfants, devenus prescripteurs d’une société de consommation où chacun consomme à mesure qu’il sera consommé. L’enfant ne peut, par définition, agir en sujet autonome, dans la mesure où même des adultes bien constitués et ayant fini leur développement psychique, se voient contraints par des effets de dépendance, savamment étudiés par une psychologie au service d’une logique de la rentabilité exclusive.
La perte d’autorité des adultes, qui abandonne de facto le monde de l’enfance à une violence sans limite, se doit d’être interrogée.
Pour quelles raisons les adultes ne parviennent-ils plus à tenir le cap ?
Pour quelles raisons la violence désubjectivante, déshumanisante telle qu’elle s’active dans le harcèlement, augmente-t-elle à tous les étages de la société ?
Résoudre ces questions est le défi des années à venir, si l’on souhaite parvenir à maintenir un vivre-ensemble supportable, surtout dans le champ économique (l’économie signifiant l’art de gérer sa maison…) car les graines semées à l’école donneront des récoltes futures dans l’entreprise.
Accueillir sans jugement, avec bienveillance et cœur, les victimes de harcèlement est un premier défi pour de nombreux professionnels de l’éducation et du soin. Cela nécessite des formations, mais également une modification profonde des mentalités : reconnaître un problème n’est pas le signe d’une faiblesse, reconnaître un problème est une preuve de courage.
Ariane Bilheran, auteur de L’autorité (2009), Harcèlement. Famille, Institution, Entreprise (2009), Tous des harcelés ? (2010), Manipulation