Un entretien avec Ariane Bilheran, normalienne, philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et auteur
La première partie de notre entrevue discute du totalitarisme et des mécanismes psychologiques utilisés. La seconde partie porte notamment sur la controverse entre Mathias Desmet et Peter Breggin.
Pour comprendre le concept de totalitarisme, dont il est de plus en plus question suite à la crise du COVID-19 et aux diverses mesures coercitives qui ont été mises en place, la démarche logique est de faire appel à un véritable expert dans le domaine.
C’est donc tout naturellement que nous avons demandé à Ariane Biheran, normalienne, philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, anciennement enseignante universitaire et auteur de quelques 30 livres (dont certains de référence, traduits en langue étrangère) et des dizaines d’articles, de répondre à nos questions.
L’entrevue, qui a été conduite en français, et par voie écrite, est en deux parties. La première partie se concentre sur le concept même du totalitarisme. De quoi s’agit-il au juste? Quelles sont les bases de ce concept? Quels sont les principaux auteurs? Quels sont les mécanismes psychologiques et autres qui sont utilisés?
Dans la deuxième partie, à paraître prochainement, nous nous penchons sur une controverse qui a récemment vu le jour avec l’ascension du psychologue belge Mathias Desmet et sa théorie de la “formation de masse.” Cette théorie est très critiquée par le psychiatre américain Peter Breggin, pour qui nous serions plutôt la “proie” d’individus excessivement influents qui visent à contrôler l’avenir du monde.
Dans cette entrevue, Ariane Biheran nous aide à voir plus clair dans cette controverse entre Desmet et Breggin. Elle nous parle aussi de “contagion délirante,” des méthodes sectaires, du harcèlement, de culpabilité et de peur, ceci pour nous aider à comprendre les mécanismes de la manipulation des masses que nous subissons.
Elle commente enfin notre “nature humaine”: avons-nous vraiment changé au cours des siècles du point de vue de la psychologie humaine?
Comment en êtes-vous arrivée dans votre carrière à vous intéresser au totalitarisme?
Ayant vécu, enfant, dans un contexte d’exclusion sociale, dans une banlieue parisienne défavorisée — ce que l’on appelait une « banlieue rouge » —, je me suis très tôt posée des questions sur la marginalisation de citoyens comme indésirables aux yeux de la société, les ostracisés du quotidien, en particulier s’agissant des immigrés. J’avais aussi des questions personnelles concernant les abus de pouvoir, liés à des souffrances et des dysfonctionnements familiaux.
Ayant trouvé une forme d’évasion précoce dans les livres, j’ai aussi découvert la philosophie politique assez jeune, et je lisais Hannah Arendt à 16 ans, puis j’ai rapidement pris connaissance des analyses de Hegel et de Kant, avant de découvrir Husserl. J’ai baigné dans la philosophie politique avant de m’intéresser à la psychologie. J’avais besoin d’aller dans l’expérience voir de quoi l’on parle lorsque l’on parle de folie, en particulier, et j’ai passé plusieurs années à étudier au sein de la psychiatrie hospitalière. J’ai ensuite découvert l’univers de l’entreprise, où j’ai d’ailleurs, à ma grande surprise, découvert l’ampleur des pathologies de groupe !
En matière d’étude du totalitarisme, quels sont les principaux auteurs, selon vous, pour permettre au non initié de comprendre de quoi il s’agit?
Le totalitarisme est une notion de philosophie politique, née au XXème siècle, essentiellement avec les travaux de la philosophe Hannah Arendt. Celle-ci, à partir des régimes stalinien et nazi, considérait que le système totalitaire diffère du régime autoritaire classique, en ce qu’il recherche «la domination totale» sur l’existence des individus. Hannah Arendt a été beaucoup critiquée. Je considère pour ma part qu’elle est une référence majeure et je partage son analyse du système totalitaire comme structure, qui peut changer de décors en apparence, mais conserve des processus similaires.
Ma contribution inédite à l’étude du phénomène totalitaire se situe du point de vue de la psychologie et de la psychopathologie, c’est-à-dire de l’étude des processus psychiques individuels et collectifs. C’est une question que je me suis toujours posée et que j’ai essayé de résoudre à ma manière, à partir de l’observation des îlots totalitaires dans les entreprises: comment des gens «biens sous tout rapport» en viennent à commettre les pires ignominies? Comment les processus pervers s’emballent-ils dans un groupe, une institution ou un État, pour faire émerger un délire collectif et conduire l’ensemble à l’autodestruction?
Pour les novices, je propose des ateliers mensuels en ligne “Penser le phénomène totalitaire”, où j’explique les notions, ma propre compréhension issue de 25 ans d’analyse, et présente les auteurs classiques, comme Arendt et Soljenitsyne.
Vous avez analysé des tendances totalitaires durant cette crise du COVID-19. Pouvez-vous résumer les mécanismes qui sont en jeu?
Les processus sont très complexes, et c’est un gageure, comme je m’y emploie, d’essayer de les vulgariser de manière pédagogique. Les méthodes sont des méthodes sectaires de harcèlement, consistant en des pressions morales réitérées sur la durée pour conduire les individus à l’autodestruction.
Parmi ces pressions, on trouve des abus de pouvoir à la terreur, avec des atteintes à nos droits fondamentaux inaliénables comme le droit au travail, le droit à l’égalité de traitement devant la loi, la liberté d’expression, etc.
D’autres mécanismes sont la culpabilisation des individus, la propagande, le chantage, l’intimidation, la menace, la censure, et enfin, ces fameux chocs traumatiques réitérés avec des passages à l’acte du pouvoir sur la population.
Il y a aussi la maltraitance envers la population, par exemple, le refus de soins envers des citoyens non-vaccinés, ce qui est une forme de déshumanisation que les médias ont tenté de légitimer au sein de la population.
Durant la crise, le pouvoir est devenu arbitraire, imprévisible, et s’est exonéré du Droit au nom de la nécessité. Deux questions philosophiques se posent alors:
1° L’invocation de la nécessité (de l’état d’urgence) justifie-t-elle une transgression de l’ordre juridique et du Droit en général?
2° La nécessité invoquée dans la crise COVID en était-elle véritablement une, de même que les autres supposées nécessités dont se réclament les États contemporains pour supprimer nos droits?
Lorsqu’on entre dans cette logique totalitaire, qu’en advient-il du Droit? L’État de Droit est-il en danger dans les pays occidentaux?
La philosophie politique réfléchit aux conditions d’exercice du pouvoir et du Droit. D’ordinaire, la loi a une fonction symbolique, au travers du Code Pénal, qui consiste à poser les bases de la civilisation, en tant que protection de l’intégrité des individus. La fraude ici a été d’autoriser la suspension de l’ordre juridique pour lui en substituer un autre, soumis à l’urgence, la nécessité, l’État d’exception.
La Loi a été enfreinte pour violer les droits des individus, ceci au nom de la Loi. C’est le tour de passe-passe des systèmes totalitaires, qui consiste à transgresser la Loi, pour en faire un instrument de persécution des individus, de stigmatisation, d’intimidation.
La nécessité du «danger pour la santé» a justifié la transgression de nos droits. Bientôt, ce sera peut-être la nécessité de «sauver la planète» ou encore la guerre, qui est à nos portes.
Le pouvoir peut être créatif dans les motifs invoqués pour confisquer nos droits qui sont inaliénables car liés à notre condition humaine.
Il semble y avoir une manipulation des masses durant la crise du COVID-19. Pourtant, peu de gens s’en rendent compte. Comment l’expliquez-vous?
Le propre de la manipulation réussie est d’être invisible. Elle fonctionne sur les émotions. Par exemple beaucoup de personnes se sont soumises à la politique gouvernementale par sentiment de culpabilité: si elles ne remplissaient pas les consignes, elles étaient coupables de transmettre une maladie, de ne pas protéger la santé des autres.
L’autre émotion qui est sollicitée dans les techniques de manipulation est la peur. La peur tétanise la pensée et entraîne des comportements automatiques que les individus n’auraient pas eus s’ils n’avaient pas eu peur.
De plus, la manipulation utilise des messages paradoxaux qui sidèrent la pensée, et empêchent donc tout raisonnement critique si l’on n’identifie pas ce caractère paradoxal qui consiste à dire tout et son contraire, ou encore, à dire quelque chose et faire le contraire. Les discours politiques absurdes font partie des manipulations.
Le harcèlement instauré par la dynamique totalitaire crée des chocs traumatiques, c’est-à-dire des fractures et des dissociations au niveau du psychisme des individus qui, pour se protéger de la violence qu’ils subissent, érigent des sortes de pansements, que l’on appelle en psychologie des «mécanismes de défense».
Le déni, à définir comme l’impossibilité de se représenter une situation tant elle est insoutenable, est un de ces mécanismes de défense les mieux connus.
Des divisions profondes dans la société ont été développées par les autorités, avec l’aide des médias: il y a les “anti-vaxs,” les “complotistes”, etc. Pouvez-vous expliquer les mécanismes en jeu?
«Diviser pour mieux régner» dit l’adage. C’est exactement ce à quoi nous avons assisté. Il s’agit de désigner une partie de la population comme bouc émissaire, afin que le reste du groupe évacue son angoisse sur elle, une angoisse d’ailleurs savamment créée et amplifiée par la propagande. Ainsi, l’origine de l’angoisse est désignée: ce sont les «fauteurs de troubles», et ils doivent être éliminés, symboliquement ou physiquement.
Les discours politiques ont fait sauter l’interdit civilisationnel du meurtre: il est devenu autorisé de refuser des soins à des citoyens, donc clairement, de les laisser malades ou de les faire mourir, ce qui est, vous en conviendrez, une curieuse conception des services de “santé” que les autorités sanitaires sont en théorie en charge de nous prodiguer.
Par exemple, il est devenu autorisé de laisser des citoyens qui ne se conforment pas aux mesures gouvernementales en matière de vaccination sans aucun moyen de subsistance. Ceci revient à les laisser, eux et les enfants dont ils ont la charge, dans une situation précaire et très vulnérable.
Il est devenu autorisé d’exclure, de calomnier, de tenir des propos appelant à la haine et même parfois au meurtre. En Italie, certains ont à ce titre été jusqu’à souhaiter le rétablissement des chambres à gaz pour les «non-vaccinés». La violence de ces discours, bien qu’extrême, semble désormais banalisée.
Le “passeport sanitaire” a divisé la France et nombre d’autres pays. Un tel passeport était déjà utilisé sous l’Allemagne nazie. Quel est le but recherché ?
Les systèmes totalitaires cherchent toujours à contrôler les mouvements des populations. Le « passeport sanitaire » est fait pour empêcher les gens de passer, c’est très clair !
Dans mon livre Le débat interdit que j’ai écrit avec Vincent Pavan, nous avons effectivement rappelé des faits historiques. Nous alertons sur le fait que les décisions politiques prises ces deux dernières années ressemblent traits pour traits à certaines décisions de la politique nazie dans les années 1930.
Le «programme» de contrôle des populations passe par la mainmise sur leurs corps. On assiste à une“QRisation” de la société, si je puis m’exprimer ainsi, et ce n’est qu’une étape dans les mécanismes de contrôle qui seront mis en place.
Vous me direz : n’est-il pas temps de nous dire que nous faisons fausse route? Jusqu’où ira-t-on? Manifestement, je crains que toutes les barrières morales aient été déjà franchies, ceci au nom du «Bien Commun».
Notre supposée «démocratie» est devenue un concept creux, une coquille vide, où les peuples ne décident plus de rien de substantiel, mais subissent des orientations politiques qui leur nuisent.