Propagande de masse, manipulation et contrôle des individus, organisation d'une psychose paranoïaque, désignation d'ennemis, persécution des opposants...
Pour Ariane Bilheran, psychologue clinicienne, auteur notamment de Psychopathologie de la paranoïa et Psychopathologie de l'autorité (Dunod), nos sociétés sont en train de sombrer dans le totalitarisme.
Entretien paru en février 2022 dans le journal La Décroissance.
Le Covidisme suit-il un chemin qui est propre au développement des systèmes totalitaires ?
Nous devons rappeler ce qu’est le régime totalitaire, dans sa structure ou, autrement dit, dans son essence, par-delà les divergences de décor. Le totalitarisme se caractérise, pour la philosophie politique, par les critères suivants : un système organisé par le monopole des médias de masse, par la surveillance des individus avec un encouragement aux délations, une politique organisée sur la terreur et une idéologie mouvante, construite sur le clivage entre bons et mauvais citoyens, sur l’ennemi visible ou invisible et la pureté, une persécution des opposants et de toute critique à l’idéologie, une politique de la table rase.
Sur le plan psychopathologique (étude des processus psychiques), le totalitarisme correspond à une psychose paranoïaque collective, c’est-à-dire un déni de réalité (la réalité de l’expérience n’existe plus, n’est plus un critère incontournable de confrontation du discours), un délire de persécution arrimé à « folie raisonnante » argumentant tout et n’importe quoi, interprétant les chiffres et les situations comme ça lui chante, au mépris de la logique et d’une recherche de vérité. La structure du délire est toujours la même : le corps social est pris au sens littéral d’un seul corps dont les individus seraient des cellules ; il est persécuté par un ennemi, et seule l’éradication de cet ennemi permettra de retrouver une vie normale. La nature de ce délire est contagieuse. J’ai étudié depuis longtemps ce phénomène que j’avais nommé « contagion délirante », en référence à Hannah Arendt, qui parlait de « virus spécifique du totalitarisme », dans les Origines du Totalitarisme.
La nature du lien de civilisation se fonde sur le respect des interdits anthropologiques fondamentaux, à savoir l’interdit du meurtre, et l’interdit de l’inceste. On peut entendre ces interdits au sens propre mais aussi au sens dérivé : « désactiver » quelqu’un qui ne peut ainsi plus exercer son travail correspond à une condamnation à mort sociale. Dans le système totalitaire, ces interdits sont balayés par l’état d’exception. On doit au philosophe Giorgio Agamben une réflexion philosophique profonde sur l’état d’exception en matière politique. L’état d’exception est un espace dans lequel le Droit est suspendu, donc un espace anomique, mais qui prétend être inclus dans le système juridique. Agamben parle « d’éclipse du Droit » : le Droit demeure, mais n’émet plus sa lumière. La première conséquence est la perte pour les citoyens du principe fondamental de la sécurité juridique : l’illégalité est normalisée. En clair, le Droit qui est censé protéger les individus, devient l’outil de leur persécution. C’est cela, le fait totalitaire. L’état d’exception, historiquement, trouvait un terme temporel, comme dans la dictature romaine. Aujourd’hui, il devient la condition normale. C’est en somme une exception permanente, donc ce n’est plus une exception !
Le régime totalitaire est donc le moment où sont autorisées toutes les transgressions possibles, au nom d’un idéal tyrannique (« le Bien Commun », « la Santé pour tous », etc.) que l’on peine à définir, bien entendu, et qui repose sur un sophisme, une proposition contradictoire. Agamben le résume ainsi : « Une norme qui stipule que l’on doit renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, exige que l’on renonce à la liberté. »[1]
La logique y est paradoxale et sacrificielle : l’angoisse qui traverse les individus cherche un exutoire, dans le sacrifice de certains des membres. En somme, nous avons affaire à une régression archaïque : l’épidémie qui contamine la cité est vécue comme un fléau envoyé par les dieux pour nous punir, et seule une logique sacrificielle pourra restaurer l’ordre perdu.
Est-il alors possible de prédire son évolution ?
L’exercice est toujours compliqué, car il est difficile de conserver une certaine distance critique avec l’époque dans laquelle nous sommes immergés avec, en outre, ce rappel que le système totalitaire cache toujours des choses sordides à la population et ce, dès le départ.
Néanmoins, il faut rappeler que le totalitarisme fonctionne par la terreur (quelle que soit l’origine attribuée à la terreur), il « se déchaîne lorsque toute opposition organisée a disparu et que le dirigeant totalitaire sait qu’il n’a plus besoin d’avoir peur »[2]. Il y a donc des phases. La terreur s’accroît après qu’une persécution particulièrement impitoyable a liquidé tous les ennemis réels et potentiels. La crainte devient ensuite sans objet, c’est le règne de l’arbitraire. En clair, cela signifie que la terreur s’abat d’abord de façon harceleuse sur des opposants, puis « elle en vient ensuite à éliminer ses propres partisans (comme dans l’exemple soviétique) pour se déployer finalement dans toute sa fureur lorsque, en l’absence d’opposants comme de partisans, elle s’en prend uniquement aux innocents »[3].
La psychose paranoïaque collective (ce que Mattias Desmet nomme « la formation de la psychose de masse ») est de nature guerrière. D’ailleurs, on nous l’a assez répété je crois ! Il s’agit de partir en guerre, ici contre un virus, puis contre des individus, puis contre soi-même dans une logique d’autodestruction. « La terreur fige les hommes de manière à libérer la voie pour le processus naturel ou historique. Elle élimine les individus pour le bien de l’espèce ; elle sacrifie les hommes pour le bien de l’humanité : non seulement ceux qui deviendront finalement les victimes de la terreur mais tous, dans la mesure où ce processus, qui possède son commencement et sa fin propres, ne peut être entravé que par le nouveau commencement et la fin individuelle que constitue en fait la vie de chaque homme », nous dit Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme.
J’avais souligné les risques d’une guerre civile, qui sont contenus dans la proposition même : l’ennemi invisible qui se cache dans n’importe quel homme est la guerre interminable du peuple contre le peuple ! L’ennemi, bien que l’on cherche à le reporter sur l’extérieur (« non-vaccinés », etc.), est en nous. Car dès le départ, considérer un virus comme un ennemi est absolument fou, au sens propre du terme. Notre organisme est constitué d’une infinité de virus.
La folie paranoïaque est expansive : il s’agit d’une « prétention idéologique à la domination planétaire »[4], qui aspire à la conquête de l’humanité pour la fondre dans un magma supposément homogène. Le monstre finit dans l’autodestruction (épuisement énergétique) et/ou la guerre. Les dommages sont considérables.
Pouvons quand même avoir prise sur lui ou sommes-nous condamnés à assister à son accomplissement ?
Je pense personnellement que nous avons le devoir d’introduire des discours différents, car la folie raisonnante de la psychose collective, régie par l’angoisse, conduit à la confusion mentale et aux passages à l’acte. Quand l’individu est harcelé par des discours de persécution, par des paradoxes, des mensonges, des propos violents émis par les mass medias et le champ politique, il devient vulnérable, confus, et ne comprend plus ce qui lui arrive. Le système totalitaire désigne comme coupables des innocents, et laisse tranquilles les coupables, ceux qui transgressent les interdits fondamentaux, voire il encourage leurs actions/exactions. La sortie de confusion, sur le plan psychique, est la violence, le recours aux passages à l’acte. La violence est un moyen de reprendre du pouvoir sur le réel, quand on a perdu toute capacité de se le représenter, car on en a été dépossédé.
Le système totalitaire est très énergivore. Hannah Arendt avait noté qu’il repose sur l’obsession du « mouvement perpétuel ». Pour rester au pouvoir, la formation totalitaire doit demeurer en mouvement, et mettre en mouvement. Ce n’est guère tenable à l’infini. De même, « si le totalitarisme prend au sérieux ses propres exigences il doit en venir au point où il lui faut "en finir une bonne fois avec la neutralité du jeu d’échecs", c’est-à-dire avec l’existence autonome d’absolument n’importe quelle activité »[5]. Est-ce tout simplement réalisable ? L’ambition paraît démesurée, mégalomane, et inatteignable.
Construire des alternatives, et faire preuve de créativité, se faire confiance dans sa capacité à rebondir, à élaborer des formes d’autonomie, par une politique des petits pas, est en ce sens indispensable, de même que sortir de l’isolement, qui est l’outil de domination des systèmes totalitaires.
Que pouvons-nous faire face à une logique dont nous nous saurions préalablement vaincus ?
Je ne crois pas que nous soyons vaincus, pas du tout même, car la folie raisonnante de la paranoïa contredit la vérité, la logique, et le réel de l’expérience. C’est un système anti-vie. La vie, c’est la liberté ; « la liberté, c’est notre intime, et c’est à partir d’elle que s’élève tout l’édifice du monde de l’Esprit »[6]. En revanche, et c’est le sens de mon pessimisme, c’est que le niveau de destruction en cours s’annonce inouï au regard de ce que l’humanité a déjà vécu. Destruction de la santé, destruction des droits humains, destruction de l’économie, destruction de l’instruction, destruction de la culture, destruction des savoir-faire, etc. Avec le totalitarisme, nous entrons dans un monde de la survie, où il va falloir tenter de passer entre les gouttes d’un hyper contrôle qui est voué tout de même à l’échec, car il contredit les principes du vivant qui régissent cette planète.
Ce que nous pouvons faire, c’est être l’expression de cette pulsion de vie, dont l’ordre est la biodiversité. Il existe un ordre des choses, valable de tout temps et pour tout, mais il correspond à un accord harmonieux et pacifique avec son environnement, qui exclut toute forme de violence, et dont l’être humain doit être le garant. La promotion tous azimuts de la violence et du contrôle est une expression du désordre brutal, ce n’est pas un ordre qui fonctionne. Tout est inversé. Comme le dit Agamben, dans son discours du 11 novembre 2021, nous avons « l’état d’exception au lieu du droit, l’information au lieu de la vérité, la santé au lieu du salut et la médecine au lieu de la religion, la technologie au lieu de la politique. » Il convient donc, comme le disait Hannah Arendt, d’exercer son libre arbitre dans des formes d’expression et de créativité, en somme en ne renonçant jamais à être un grain de sable dans le système. Encore une fois le délire paranoïaque est voué à s’autodétruire, et s’effondrer sur lui-même. Cela ne signifie pas qu’il n’aura pas commis des dégâts et des destructions abominables avant.
Le Covidisme n’est-il logiquement pas l’expression d’une société qui a renoncé au transcendant, donc à la liberté, pour une vision réduite au physiologique de la condition humaine ?
Dans la civilisation, le lien entre les individus est marqué par l’hospitalité, l’amitié et la charité. Ce sont trois notions fondamentales. Les dieux grecs testaient régulièrement la capacité d’hospitalité des humains, par exemple Dionysos se présente en étranger, et punit ceux qui ne l’accueillent pas dans son étrangeté et sa bizarrerie. L’hospitalité, c’est accueillir ce qui peut être profondément étranger à soi, mais en faisant cela, on reconnaît que « rien d’humain ne nous est étranger », et c’est la racine de l’humanité. Dans le christianisme, on a cette même notion d’hospitalité. L’amitié, c’est le lien d’amour partagé, au-delà des divergences, là encore il s’agit de reconnaître le non-soi, comme étant une part de soi. La charité, c’est le don pur, sans attente de contrepartie.
Le totalitarisme est un moment de négation pure de la civilisation. Pour Hannah Arendt, « il représente la négation la plus absolue de la liberté. »[7] Il vise « la domination totale », c’est-à-dire s’immisce dans la totalité des sphères sociales, privées et intimes, jusqu’au psychisme des individus. Le lien n’est plus un lien d’accueil du différent, mais de méfiance de tous contre tous, de délation, de contrôle, de rejet. Ce qui organise le lien totalitaire est l’angoisse de l’autre, donc la haine qui en découle. Le paradigme n’est plus le vivant, qui lui se nourrit de la biodiversité, mais le mort-vivant, qui est dans un espace psychique confus, indéfini, où il est à la fois interdit de mourir, et interdit de vivre.
La dérive totalitaire est la réduction des individus à des corps, a minima marchands, a maxima, des corps inutiles à éliminer, suppose un abandon radical de la morale, en termes de bien et de mal. Elle se construit aisément sur une population qui ne trouve plus de sens à la réalité de son expérience. L’idéologie est la proposition d’une autre lecture de la réalité, qui rassure car elle a réponse à tout, et qui « prend en charge », pour éviter de se poser des questions existentielles sur son malaise. Si l’on ressent un malaise, c’est la faute de l’autre, évidemment (le virus, les parasites sociaux, etc.). La fausse logique totalitaire conduit au bouc émissaire, c’est-à-dire à la loi du plus fort : de peur de mourir moi, je préfère que l’autre meure; de peur de tout perdre, je préfère que l’autre perde tout. Hannah Arendt notait que « La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. »
Or, c’est dans le lien d’accueil à l’autre que nous nous découvrons nous-même dans notre intime. L’intime est lié à la transcendance, c’est le lieu du pur amour, de la pure liberté, du rapport à l’infini lorsque nous nous appréhendons comme des êtres finis (qui allons mourir, qui ne sommes pas tout-puissants, qui avons besoin des autres, qui sommes débiteurs vis-à-vis de nos ancêtres, etc.). Saint-Augustin, dans Les Confessions, se demande pourquoi chercher en-dehors de soi ce qui est « plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur ». Le système totalitaire vise la domination sur l’intime des individus, car c’est l’espace intérieur depuis lequel ils éprouvent leur rapport à la liberté, à cet infini qui les dépasse, à la transcendance, et à la vie de l’Esprit.
Le religieux n’a pour autant pas disparu, mais il est dévié de toute forme de transcendance, c’est-à-dire d’expérience éprouvée de l’infini, au regard de notre nature finie. La nouvelle religion à thématique sanitaire prend l’épidémie comme concept politico-religieux, avec ses rituels, ses institutions, ses prêtres. Le système totalitaire évacue toute question métaphysique : d’où venons-nous, où allons-nous, qui sommes-nous ? Y a-t-il des droits humains qui demeurent, même lorsque tous les droits politiques sont déchus ? C’est ce qu’incarne Antigone : le droit aux rituels funéraires est inaliénable, il ne saurait être supprimé par les caprices d’un tyran. Car l’humanité se construit précisément dans la séparation des espaces entre les morts et les vivants, entre le sacré et le profane.
Depuis un demi-siècle, des générations ont grandi dans une culture où la figure du totalitarisme était représentée d’abord par le nazisme, le fascisme et dans une mesure différente par le communisme. On aboutit à un véritable aveuglement sur le fait que ces systèmes totalitaires puissent s’appuyer sur d’autres idéologies : le libéralisme ou la santé dans notre cas actuel. Est-il possible de faire évoluer ces représentations avant qu’il ne soit trop tard ?
Je crois que cet aveuglement n’est pas seulement lié à une méconnaissance de l’Histoire, car le nazisme fondait aussi sa pseudo-légitimité sur une idéologie sanitaire : les Juifs étaient accusés de répandre l’épidémie de typhus, et c’est la raison pour laquelle, entre autres, il fallait les parquer dans des ghettos. Et en suivant la folie raisonnante, ils étaient vécus comme contaminateurs, et donc, des parasites à éliminer. Bien entendu, les nazis organisaient la contamination au typhus, ne serait-ce que par les conditions déplorables d’hygiène entretenues dans le ghetto. Si des êtres humains sont assimilés à des dangers contaminateurs, et des parasites diffusant des épidémies, il convient donc de les éliminer, voire de les gazer comme des parasites. On a des études indiquant la surreprésentation, dans le parti nazi, du corps médical, et en particulier des biologistes. Il existe un renversement axiologique : les valeurs deviennent interchangeables, la dignité humaine n’est plus un horizon infranchissable et ultime, et la science devient religion. Dans un livre que nous avons réalisé ensemble, Vincent Pavan parle en ce sens d’une allégeance au « Dieu tout-puissant des mathématiques, qui viendrait sauver le monde grâce à l’exégèse des formules de calcul »[8], avec ses rituels de dévotion. Le nazisme était « le paroxysme de l’idéologie de la santé », pour reprendre un article d’André Mineau, professeur en éthique et histoire, « Le Nazisme et l’idéologie de la santé : les avatars modernes de la dignité humaine ». L’auteur y dit que le nazisme constituait « une forme caricaturale de la tendance moderne à la sacralisation de l’immanence biologique, et des catégories intermédiaires entre l’individu et l’humanité, ayant pour effet la subordination théorique et pratique de la dignité humaine à un facteur d’exclusion. » Dans ces idéologies totalitaires, le corps n’a plus de préséance ontologique ou éthique, il n’appartient plus à l’individu.
L’aveuglement est lié à l’éternel recommencement dans l’humanité de sa régression vers l’épouvante des monstres. L’humanité balance sans cesse entre la sauvagerie et la civilisation. Le fait nouveau, aujourd’hui, est qu’elle subit sa fascination pour la technologie, qui se transforme en Golem incontrôlable.
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Notes [1] Agamben 14 avril 2020, Une question. [2] H. Arendt, Les origines du totalitarisme. [3] Ibid. [4] Ibid. [5] Ibid. [6] Hegel, Principes de la philosophie du droit, « Cours de philosophie du droit de 1831 ». [7] La nature du totalitarisme. [8] Bilheran, A., Pavan, V. 2022. Le débat interdit, Trédaniel.