Georges Chapouthier sur Psychopathologie du totalitarisme, 2024, in Revue philosophique 4, T. 149 (4).
Commentaire sur Ariane Bilheran, Psychopathologie du totalitarisme, Guy Trédaniel, Paris, 2023, 314 pages, 22,90 euros
À l’heure actuelle, quand, à peine sortis de l’impact du nazisme et du stalinisme, nos démocraties voient se profiler les thèses de l’islamisme, réfléchir sur les causes, les enjeux et les processus de fonctionnement du totalitarisme paraît d’une grande utilité. C’est ce que propose ici la psychologue Ariane Bilheran dans un livre exemplaire. Exemplaire le livre l’est d’abord par sa clarté, en définissant notamment les contours respectifs du despotisme, de la tyrannie, de la dictature et du totalitarisme.
Dans une première partie plus philosophique, l’autrice aborde les caractéristiques générales des systèmes totalitaires. Sur ce point, elle s’appuie beaucoup sur Hannah Arendt, sans s’abstenir de digressions sur Hegel ou sur les romans 1984 de George Orwell ou Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler. Elle montre comment, dans un régime totalitaire, l’idéologie «s’immisce partout» (p. 45). «Tout est propagande, une propagande très éloignée de la réalité de l’expérience» (p. 47), une propagande qui fait appel à un «homme nouveau» (p. 47), plus «pur» que le précédent: «Il y a la notion de pureté, la distinction entre les purs et les impurs, les sur-hommes et les sous-hommes…» (p. 49).
Les méthodes de gouvernement font appel à la terreur: «La terreur est le terreau du totalitarisme (p. 56). Elles conduisent à «la mise au pas de toute la population» (p. 66), à la pratique de la «toile d’araignée», qui consiste à placer des troupes invisibles un peu partout dans la population» (p. 75). Tout cela conduit finalement à «l’abolition de la liberté et du droit» (p. 79).
La seconde partie du livre, plus psychologique, cerne les traits psychopathologiques qui frappent les régimes totalitaires et offrent des parentés avec les psychopathologies individuelles.
Le groupe «forme une personnalité à part entière, et peut devenir (…) plus ou moins pathologique» (p. 196). L’autrice démontre comment le totalitarisme aboutit, de fait, à un délire collectif (p. 99), fondé sur un «renoncement à la vérité» (p. 101) et une abolition totale de l’esprit critique.
Exemplaire, le livre l’est aussi par l’analyse fine des différents ressorts psychopathologiques de ce délire.
À la manière de la «novlangue» imaginée par Orwell, le système totalitaire déconstruit la langue et la logique. Les termes changent. Tout opposant devient un ennemi de l’état, voire un terroriste, et il y a des choses qu’on peut dire et d’autres qui deviennent des tabous. «Le délire contamine le discours par des glissements de sens» (p. 109). «La masse ne sait pas qu’elle vit dans la tromperie tant qu’on ne lui dit pas» (p. 129).
D’autres traits sont abondamment analysés: appel à des témoignages gauchis, appel à la haine de l’autre, déni permanent de la réalité: «Le déni est le support sur lequel vient s’appuyer le délire» (p. 160).
Tout cela aboutit finalement, selon l’autrice, à une régression psychique vers des stades archaïques, voire fœtaux, puisque, si l’éducation nous donne des garde-fous, «avec le totalitarisme, ce sont ces garde-fous qui sautent» (p. 177).
Si, au sein d’un système totalitaire «certains osaient vouloir sortir de l’utérus, ils seraient considérés comme une menace pour la survie du corps de la mère totalitaire, du corps social totalitaire» (p. 189). Le groupe régressé devient alors «capable de déployer de la malveillance, du harcèlement et du sadisme sur les membres qui le composent» (p. 196), plongés qu’ils sont dans «la rupture des attachements et la docilité» (p. 227).
Après cette présentation très sombre, la fin du livre vise à exposer quelques antidotes possibles. Même si «chaque être humain est capable de glisser sur la pente du fanatisme» (p. 211), il demeure possible, en référant à des normes morales, de faire le choix «de la vie héroïque (…), de l’indignation face à la perte de dignité» (p. 264). La désobéissance civile peut aussi avoir un impact, ainsi que la lutte contre l’endoctrinement en remettant «du sens et les mots à leur place» (p. 274).
L’autrice cite aussi finalement l’expérience spirituelle, qui prend ses racines dans le vécu artistique et aboutit à l’amour et à la charité.
normalien (Ulm), neurobiologiste, philosophe, auteur de Sauver l'homme pour l'animal, Ed. Odile Jacob, 2020.