Colloque interdisciplinaire à l'Université de Strasbourg, France
Intervention le 03 mars 2022 d'Ariane BILHERAN au Colloque « Temps et Psychose : approches croisées », sur le sujet "Le temps dans la psychose, un temps mythique"
Linguistique, Langues, Parole
Université de Strasbourg, France
Conférence de clôture par le physicien et philosophe des sciences Étienne KLEIN : « Temps et identité : quels liens ? ».
Bonjour à tous,
Je vous remercie de m’accueillir. Pour cette présentation, je m’appuierai sur mes recherches de thèse de doctorat en psychopathologie et psychologie clinique, que j’ai soutenue en 2007 à l’Université Lyon II, sous la direction du Professeur Albert Ciccone, et qui portait sur « Le temps vécu dans la psychose », avec un double regard psychopathologique et phénoménologique. Mes recherches de l’époque se sont appuyées sur une clinique psychiatrique à Marseille qui dura plusieurs années, à l’hôpital La Timone, dans le service du Professeur Naudin.
Le temps et l’espace sont pour nous des primo-perceptions, qui offrent un cadre possible à toutes les autres perceptions, puis aux représentations ultérieures. Le délire comporte un temps et un espace vécus qui lui sont propres, et tout particulièrement, le délire dans la psychose. C’est ce que je nous propose d’explorer, concernant tout particulièrement le temps.
L’hypothèse que je soutiens est la suivante :
Mis en évidence de façon exacerbée dans le délire psychotique, le temps psychique serait apparenté à un temps mythique et circulaire, fond organisateur du psychisme individuel comme de l’appareil psychique groupal (Kaës, 1976) d’une société. Alors que la société codifie un temps partagé par tous, le temps des horloges, le délire psychotique semble s’organiser sur un temps mythique et circulaire, qui ne correspond pas au temps codifié par ces normes sociales, selon la finitude d’un avant et après. L’espace y paraît confondu avec le temps, dans une indistinction circulaire, non marquée par la finitude d’une position (devant, derrière, à gauche, à droite, en-dessous, au-dessus). Ainsi, le délire témoignerait de cette confusion, de cette difficulté à marquer des ruptures temporelles et spatiales, mais serait aussi une tentative d’élaboration psychique sur ces ruptures, sur le mode d’un temps mythique. Le temps qui traverse les mythes est en effet un temps non pas linéaire, mais cyclique.
I – Temporalité sociale et temporalité mythique
1. La temporalité sociale
Le « temps mesure » est le temps des horloges, linéaire et irréversible, qui régit et norme en apparence la vie en société. Je le nomme le « temps social ». C’est aussi le temps du calendrier et du repérage chronologique. Cette temporalité sociale nous confronte à la perte, à l’angoisse de mort, donc à notre finitude. La société codifie un temps et un espace partagés par tous : c’est le temps des horloges, un temps établi artificiellement pour faire consensus. Il en est de même pour l’espace : le repérage spatial est géométrique, opéré par des panneaux, des flèches, des parcours d’orientation. L’être humain est donc soumis à un temps linéaire qui du passé au futur le conduit inexorablement à la fin, à la mort. Grandir psychiquement, c’est peu à peu accepter cet état de fait, d’où la célèbre phrase de Montaigne : « que philosopher, c’est apprendre à mourir ». Ce temps linéaire s’apprécie à travers la confrontation de la simultanéité, de la succession et de la durée, ou encore à travers le passé, le présent et le futur.
2. La temporalité mythique
En revanche, derrière le temps social se greffe une temporalité plus sourde, et néanmoins bien présente, que j’ai nommée la temporalité mythique. Nous trouvons une métaphore de la distinction entre le temps cyclique et le temps linéaire dans l’œuvre de Lévinas (1988, p. 191), qui oppose la circularité du voyage d’Ulysse, figure emblématique de la pensée grecque, et la linéarité du voyage d’Abraham, figure emblématique de la pensée juive. Ulysse à l’issue de son voyage revient à son point de départ ; le voyage n’aura été pour lui qu’un intervalle entre soi et soi, annulant le temps écoulé. Abraham, au contraire, s’engage dans un voyage sans retour, acceptant la diachronie d’un temps écoulé, perdu, que l’on ne récupérera pas.
La temporalité mythique a été caractérisée dans les études anthropologiques, notamment celles de Eliade (1951, 1963). Le mythe y apparaît comme une mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien social. Par-delà l’apparente diversité des contenus mythologiques, il semble qu’il y ait une structure universelle du mythe, qui se fonderait pour tout ou partie sur une temporalité particulière : si, comme Detienne l’affirme (1981, p. 221) le mythe consiste à « exprimer une part de l’expérience vécue, assez fondamentale pour se répéter, pour se reproduire », alors cette expérience serait aussi de nature temporelle. Cette temporalité mythique consisterait en une réactualisation incessante du temps des origines, un temps sacré, la figuration du temps de la mort (toujours pensée comme renaissance), un temps rythmique et cyclique, une narration ponctuée par des périodes. Ainsi, le « temps vécu » peut s’apparenter à deux types de temporalité : soit la temporalité sociale, soit la temporalité mythique.
La temporalité mythique est une temporalité cyclique. Cela signifie qu’elle s’organise d’abord autour d’une rythmicité de la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements et répétition de rituels. Ensuite, la rythmicité permet l’accès à la circularité, par exemple dans le cycle de l’alternance entre vie et mort. Cette ambivalence du temps circulaire a très bien été comprise par Nietzsche lorsqu’il évoque le mythe de l’Éternel Retour qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour l’être humain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme (Bilheran, 2005, p. 57, sq.). Ce temps circulaire devenu profane peut même être figuré par le mythe, par exemple le mythe de Sisyphe. Sans sacralité, le temps du mythe est le temps d’une mort envisagée, non pas comme éternelle naissance, mais comme éternelle perte, un éternel traumatisme et une éternelle souffrance.
De mes recherches cliniques, j’ai conclu que la psychose est aux prises avec une temporalité mythique traumatique (celle de l’éternel retour lorsqu’il signifie désespérance) ou, en d’autres termes, une temporalité désacralisée. La sortie de la répétition traumatique consisterait à lutter (notamment dans le délire) par le biais d’une sacralisation, qui tenterait de s’extraire de cette temporalité mythique traumatique, pour atteindre une temporalité mythique sacrée. Il s’agirait de sortir de l’éternel retour profane pour entrer dans un éternel retour sacralisé. Le délire serait une tentative de reconstruire une forme de temporalité mythique sacrée.
II Le temps dans le délire psychotique
L’être humain est un être-au-monde et, avec la psychose, ce sont les fondamentaux de l’existence qui sont attaqués : temps, espace, rencontre... C’est ce que précise Maldiney dans son article « L’homme dans la psychiatrie » : « Ainsi dans la tragédie de Sophocle : Ulysse, témoin de la folie d’Ajax, dit à Athéna, qui le presse de s’en réjouir : “Je perçois en lui quelque chose qui est d’exister, c’est-à-dire d’être-au-monde, aux autres, à soi ou encore d’habiter, de bâtir, d’accueillir et d’exclure, voire de s’exclure » (2001, p. 31).
Prenons l’exemple du rapport à la mort. Dans le mythe, la mort n’est qu’un passage entre deux mondes, elle n’est pas une perte, alors que dans la société́ moderne, elle est rupture. Il en est de même dans le délire psychotique : la mort est à la fois conçue sous un versant eschatologique (l’eschatologie traite de la fin du monde, de la résurrection, du Jugement dernier) et un versant de régénération. Elle n’est pas admise comme finitude, ou terme absolu. De plus, le délire psychotique est souvent traversé par différentes figures : une figure de l’originaire et de la généalogie mythique (fils de Dieu, roman familial délirant...), une figure de la mort vécue qui n’est pas vécue comme une fin, et un temps traversé par une sacralité́ (Dieu, le Diable, le Messie...).
Prenons le cas de Gabrielle, hospitalisée en psychiatrie, pour bouffées délirantes sur un versant notamment maniaque (je parle bien sûr de la période où j’ai effectué mes recherches cliniques de doctorat, entre 2004 et 2007). S’agissant de l’eschatologie, Gabrielle est persuadée que nous vivons le jugement dernier. À travers son appréhension de la mort, elle illustre très bien la vertu chamanique d’être entre deux mondes, le monde profane et le monde mythique, et de nous donner à voir la mort. Gabrielle traverse les couloirs de l’hôpital en hurlant « c’est le chaos, c’est le chaos ». En outre, elle accumule des prophéties porteuses de mort. Un jour, alors que je viens la chercher pour un entretien, Gabrielle me dit s’inquiéter à cause des « Juifs » (mot qu’elle prononce avec une certaine agressivité, tout en ponctuant sa phrase de mots allemands, et m’assurant qu’elle a appris le yiddish pour pouvoir communiquer avec Ariel Sharon). Elle me parle ensuite de l’imminence de la troisième guerre mondiale. Lorsque je pose des questions sur les motifs de cette guerre, elle refuse de m’expliquer, et me hurle dessus « mais Madame », avec virulence. « Vous ne comprenez rien, vous êtes des psys, des intermédiaires. Vous n’êtes pas diplomate ». Je lui demande pourquoi elle dit cela, elle me répond : « mais vous ne comprenez vraiment rien, vous ne travaillez pas dans la diplomatie », tout en s’énervant. Elle m’explique ensuite qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que c’est important de prévenir maintenant l’arrivée de la troisième guerre mondiale à Marseille. Cette troisième guerre mondiale aurait lieu selon elle en Irak : « le type que je déteste le plus sur terre, c’est Georges Bush, qui incarne le mal. Heureusement pour Marseille, je veille à prévenir l’arrivée de la troisième guerre mondiale. Mais cela risque d’être la fin du monde ! », assure-t-elle. Elle poursuit en évoquant son rôle de passeur entre la vie et la mort. Ainsi, Gabrielle, persuadée de la mort imminente d’Ariel Sharon, cherche à l’accompagner dans cette inconnue, « rue Paradis » et à lui permettre de mourir sereinement (le nom de la rue ne manque pas non plus de sens ! C’est aussi le lieu réel du consulat d’Israël à Marseille). Elle accomplit une mission de passage entre les deux mondes de la vie et de la mort. Pour Gabrielle, les contours du temps et de l’espace ne sont pas clairement délimités. Elle semble voyager dans l’espace comme dans le temps, à la manière d’un chaman mythique. Elle dit ressusciter des morts, leur parler et prédire le futur. Elle précise d’ailleurs : « Les Israélites, le peuple élu, parlent Allemand. Moi, l’Ange Gabriel, je parle l’allemand. Je suis sur la terre pour montrer la voie du paradis ». Elle serait donc sur terre pour mener les vivants vers la mort, leur montrer la voie de la mort. S’agissant de ses textes manuscrits, elle les signe de son nom de famille, avant de barrer le nom pour signer « Gabriel ». Elle indique ainsi qu’elle est morte mais ressuscitée. En somme, à la façon de la temporalité́ mythique, elle procède à un retour sur terre pour donner accès au monde des morts, dont elle se dit « la messagère ». Bien entendu, nous pouvons relier les propos de Gabrielle à la mort comme crainte, à une lutte contre la disparition et la perte. Le besoin de prédire, d’envisager la mort comme régénération et non comme fin, ainsi que celui de penser le passage entre la vie et la mort témoignent de la difficulté́ à élaborer la perte, la séparation, la rupture, ce qui renvoie au deuil pathologique et à un noyau mélancolique (voir les fantômes et les cryptes décrites par Abraham & Torok, 1987).
Bien entendu, nous pouvons relier les propos de Gabrielle à une crainte de la mort, à une lutte contre la disparition et la perte. Le besoin de prédire, le besoin de penser la mort comme régénération et non comme fin, ainsi que le besoin d’incarner le passage entre la vie et la mort témoignent de la difficulté à élaborer et symboliser la perte.
Resnik (1999) pour sa part a mis en exergue la notion de chaos, et d’expérience catastrophique. Le délire serait gouverné par une multiplication des lieux et des temps, ainsi qu’une errance de la pensée. Espace et temps seraient gérés de façon similaire dans le délire, du moins le délire de la psychose. L’organisation du temps et de l’espace dans le délire n’est en effet pas une organisation commune à tous dans le monde de la réalité sociale, mais elle témoigne d’une dissociation du continu spatial et de la linéarité temporelle, d’une difficulté majeure à intégrer affectivement le vide (distance spatiale, scansion temporelle). Le mouvement défensif principal est celui qui consiste à combler ce videet à refuser la dimension de perte inhérente à toute séparation (spatiale : changer de lieu ; ou temporelle : vieillir ou mourir). Le délire est une tentative psychique pour surmonter la représentation insupportable de la perte.
Il semble d’ailleurs que la temporalité mythique lutte contre cette idée de la perte ou d’une existence traversée par une temporalité qui inclut la finitude et le deuil. Ainsi, la modification qualitative de l’expérience sensorielle et perceptive, et notamment la modification de l’expérience perceptive du temps, traduiraient l’impossibilité de penser la mort comme perte. J’ai acquis la conviction, à l’issue de mes recherches, qu’il serait indispensable de prolonger des études sur un noyau mélancolique à l’œuvre dans toutes les psychoses, et d’approfondir l’hypothèse de vécus traumatiques à l’œuvre dans l’histoire du patient psychotique, qui seraient à l’origine d’un éprouvé d’éternel présent glacé, congelé, un temps cyclique de l’épouvante et de l’effroi, duquel la narration délirante tenterait de s’extraire.
La gravité des risques de passages à l’acte suicidaires survenant juste après l’abrasion des délires semble également nous indiquer que le délire œuvre comme une sorte de « pansement » psychique, qui tente de réécrire une autre histoire, avec la tentative avortée de transformer le temps mythique du désespoir en temps mythique sacrée.
Conclusion
En conclusion, le délire psychotique semble se construire selon un temps circulaire (et non un temps linéaire), sans « temps mort », ainsi que selon un espace indistinct, sans vide. La distance comme la séparation sont quasi impossibles à élaborer dans la vie psychique de la psychose, et c’est d’ailleurs sans doute à mettre en lien d’une part avec un noyau mélancolique propre à toute psychose et d’autre part avec l’angoisse profonde et existentielle qui traverse la psychose. Le temps et l’espace vécus au moment du délire psychotique sont en effet les sources d’une angoisse majeure : les parties (périodes temporelles, partitions spatiales) communiquent difficilement entre elles, elles semblent clivées, mais cohabitent dans une lourde indistinction.
C’est ainsi que le délire dans la psychose tente d’articuler les espaces et les temps, de créer une distinction sur laquelle il ne cesse d’achopper. J’ai pu émettre des pistes de recherche dans le passé, pour décrire ces tentatives d’élaboration du délire, comme par exemple, la fonction de « l’hyperdatation » dans le délire psychotique (Bilheran, Barthélémy, Pedinielli, 2007b).
Cette voie ouvre des perspectives importantes pour la recherche sur la psychose et ses délires mais aussi pour la thérapie des psychoses, car l’un des axes incontournables de la thérapie vise le ré-enracinement dans le vécu psychique de ces perceptions fondamentales qui, par suite, peut redonner sens à l’anticipation temporelle et à la projection spatiale, c’est-à-dire à un avenir, un après-délire, une réinsertion progressive dans la communauté sociale.
Bibliographie
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Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), psychologue clinicienne, philosophe, docteur en psychopathologie, ancienne chargée de cours à l’Université d’Aix-Marseille (TD et cours magistraux), auteur de nombreux livres, dont Le temps vécu dans la psychose. Approche phénoménologique et psychanalytique du temps dans le délire psychotique (Ed. Univ. Européenne), La maladie, critère des valeurs chez Nietzsche : prémices d’une psychanalyse des affects (Ed. L’Harmattan), Psychopathologie de l’autorité (Ed. Dunod), Psychopathologie de la paranoïa (Ed. Dunod).